Jean Bart et moi, Jean Bart et nous.

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 « Moi je connais les vies qui durent un jour. Arriver jusqu’à la nuit, c’est déjà mourir vieux. »

Erri Di Luca

Trois chevaux


« D’où l’on apprend que le seul moyen d’échapper à l’abîme, c’est de le regarder, de le mesurer, de le sonder et d’y descendre »

Cesare Pavese

Le métier de vivre



 

Jean Bart et moi

Une nuit d’hiver qui ne veut pas mourir, une route de campagne, deux amis enlacés, une voiture cabossée dans un fossé boueux, la douce ivresse du soulagement, l’étrangeté d’un état second, l’impression d’avoir presque, d’avoir trop, la caresse des mots qui se figent dans la brume basse et poisseuse, des serments fermes, un fou rire franc, le fantôme de cette femme fatale et partagée, une flasque de gin dans la poche de ta parka, un boitier de K7 dans ma main, ces compilations héritées de celui qui avait lâché prise quelques mois plus tôt et dont nous n’osions plus parler, et dans l’autoradio survivant Jean Bart Tu croyais.

Un sale anniversaire, une soirée foutue, perdue, bousillée, la nuit est longue et électrique, trop d’alcool comme d’habitude, quelques amis, enfin pour certains, pas mal de traitres aussi, le courage a déserté, l’abandon rampant est partout, nous n’échappons hélas pas à la règle, ça se terminera dans le sang, la lâcheté, probablement, comme à chaque fois, en attendant on décide de faire la paix, trêve nocturne improbable, de faire comme si, tes yeux n’ont jamais semblé aussi vrais, mes mots n’ont jamais été aussi précis, on aurait presque pu croire au jour qui se pointait enfin pendant que Jean Bart chantait Mensonges.

Dunkerque, patrie du Jean Bart originel, une nuit d’hiver glaciale, une errance sans fin, le port, la plage, et Jean Bart, Souvenir, Paris, une première fois, trop de clopes, la meilleure pizza du monde, un appartement bourgeois, son triptyque moulures – cheminée – parquet, et Jean Bart, Modern Style, Carnac, l’insouciance d’un été particulièrement brûlant, les peaux salées, les yeux noyés, les mains usées, les couteaux dans le dos, et Jean Bart, Égoïste Dans Un Corps En Solo, etc., etc., etc.

Je pourrais noircir des pages de souvenirs précis à l’évocation des chansons de Jean Bart. Il y a des artistes comme lui qui vous accompagnent pendant un bout du chemin. Vous aident d’une façon ou d’une autre. Chacun les siens. Jean Bart fait partie des miens. Je ne l’ai pas écouté depuis longtemps mais quand son nom est apparu sur mon mur Facebook aujourd’hui, ce sont des nuées de ces moments qui sont remontés à la surface, pouvoir éternel et immense de la musique. Celle des orfèvres qui touchent en plein cœur. Celle des insoumis qui chantent ce que nous n’osons pas dire, ce que nous n’arrivons pas à formuler. Je n’ai plus tous ses disques, trop de déménagements, de départs précipités d’appartements qui n’étaient pas les miens, trop de négligence. Peu importe ce ne sont que des objets. Je me suis détaché de ce genre de possessions. La mémoire est plus forte que la matière. Des nuits. Souvent des nuits, souvent de l’alcool et des cigarettes, souvent l’amour incandescent, les femmes d’une vie, les guerres larvées qui détruisent, l’amitié qui emporte tout sur son passage, qui évite de sauter, les mots qui reconstruisent, les mots qui tuent, les vides qui envoutent. Et la nuit toujours, la nuit. « Ce n’est pas le jour qui vient, c’est la nuit qui se retire » a écrit Erri Di Luca. C’est tellement ça pour moi Jean Bart.

Jean Bart et nous

Il y a un total décalage, comme une indécence, entre ces souvenirs intimes et la situation dans laquelle se trouve Jean Bart aujourd’hui. Ce billet est un geste vain (et va devenir confus, désolé). C’est toujours un choc d’apprendre qu’un être humain que l’on a connu, écouté, croisé un jour se trouve dans la détresse. Pour ma part, ça l’est encore plus quand il s’agit d’un artiste. Surtout quand il a toujours avancé avec une forme d’intégrité. Ce sentiment confus qui mêle l’étonnement, la tristesse, l’indignation et mais aussi une forme de culpabilité. Tout cela ne servant bien évidemment à rien. On réalise souvent que certains se sont retirés avant qu’on ne s’en aperçoive. Retirés de la vie, du grand cirque, de la comédie humaine. Ils ont filé à l’anglaise. Rebelles. Pendant que nous étions trop occupés, préoccupés par nos propres histoires. L’époque n’est pas tendre avec la marge, avec les hommes libres. Elle n’a même pas besoin de la force pour les réduire au silence : elle les a à l’usure.

Le choix d’un pseudonyme n’est pas innocent. Adopter celui d’un corsaire légendaire est loin d’être neutre. Ce mélange de liberté, d’audace, de courage, d’impertinence et de panache. Ce métier étrange, à la frontière, à la limite. Un truc de franc-tireur. Alors, apprendre aujourd’hui que Jean Bart a mené cette autre vie cachée, faite de combats et de sang qui coule, n’est finalement pas surprenant ; pas plus que son amitié avec Duras, femme elle aussi de nombreuses luttes et de nombreuses résistances, consumée par la nécessité d’écrire, d’aimer, de vivre. Le dernier géant de la littérature française était aussi de cette race : engagée, insoumise et libre.

Ce n’est plus un scoop pour personne, l’emprise de l’ultra-libéralisme est partout, sous couvert du respect d’une supposée libre concurrence (qui n’a de libre que le nom) le système a mis au pas la plupart des gens, moi, beaucoup d’entre vous, leur faisant croire que leur sécurité et leurs biens étaient ce qui comptait. Au point d’abandonner nos choix et décisions importantes à d’autres. L’artiste a été broyé au même titre que ses concitoyens. L’industrie musicale n’échappe évidemment pas à la règle. Concentration des moyens et des richesses en haut de la pyramide obligeant la base à se démerder avec des miettes. Système médiatique favorisant cette cure d’amaigrissement artistique. La plupart du temps cela sans que cela ait à voir avec une question de talent. Alors de vrais artistes laissent tomber.

L’artiste (le poète, l’écrivain, …) occupe une place à part dans la société : il est celui qui sait, qui dit. Détaché des convenances, libre face à sa page vierge, il est finalement le seul à pouvoir raconter, écrire, chanter la vie comme elle est. Parfois même, un peu médium il sait ce qui nous attend (relire ce que Duras disait de l’an 200 en 1985, relire André Suarès, Char et tant d’autres). Alors que dit d’elle-même une société qui abandonne ses artistes ? La réponse est dans la question… La plupart d’entre eux ne demandent pourtant pas l’aumône, juste la possibilité de vivre un minimum de leur art. Alors que l’un d’entre eux ne puisse pas achever une œuvre, un projet, est toujours dur à avaler pour moi. Au-delà, il est aussi question de dignité, d’humanité.

Je ne sais pas trop où je vais avec ce billet, comment conclure (je vous avais prévenu)… Il semble qu’une mobilisation soit en cours, des musiciens sont en train d’organiser tout cela, du crowdfunding, un projet de compilation, à suivre donc … Ceux qui ne connaissent pas peuvent commencer par écouter sa musique sensible et intelligente. Et lire la belle interview réalisée par Richard Robert en ligne ici sur L’Oreille Absolue : « Le compromis n’est pas possible » 1/2 et 2/2.

Fitzgerald écrivait dans La Fêlure que la vie était « bien entendu un processus de démolition ». Ce n’est pas pour autant qu’il ne faut rien faire. Alors bien sûr, de nos jours les causes à soutenir sont innombrables. Jean Bart s’est visiblement beaucoup engagé dans son existence. Lui rendre un peu…

© Matthieu Dufour


« Il est beau de vivre car vivre c’est commencer, toujours, à chaque instant. Quand ce sentiment fait défaut – prison, maladie, habitude, stupidité – on voudrait mourir. »

Cesare Pavese – Le métier de vivre