Nouvelle – La mélodie des chimères.

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2015, Facebook était devenu le refuge d’une génération perdue de musiciens aigris, un hospice virtuel pour anciennes gloires éphémères venues rabâcher leur frustration, un bourbier pour jeunes espoirs amers, cramés en pleine ascension, un bidonville triste et brinquebalant posé à la périphérie de la scène musicale, en banlieue lointaine du succès, un vaste cloaque où les exclus du système et les indigents de la mélodie venaient se réfugier dans des abris de fortune, comptant sur une vaine solidarité de classe déchue pour ne pas sombrer. Intermittents professionnels, slasheurs débutants, débrouillards amateurs, ils y passaient une grande partie de leurs existences rabotées comme des préretraités au café du commerce, évoquant le bon vieux temps, attendant sans trop y croire une date pour jouer à l’autre bout de la France dans une pizzéria ou un bar humide devant une assistance clairsemée et souvent plus intéressée par les tarifs de l’happy hour que par leur prestation, le tout pour quelques bières et un maigre cachet les obligeant à squatter chez des collègues eux aussi en galère. Ils passaient leurs mornes et répétitives semaines à guetter leurs notifications Facebook espérant trouver dans leur messagerie une chronique sur un blog de seconde zone qu’ils s’empresseraient de relayer dès sa sortie comme s’il s’agissait d’une double page dans un journal de référence. Le reste du temps ils pestaient contre Deezer, Pascal Nègre et ce peuple de feignasses incapable de s’intéresser à de la vraie musique, ils râlaient contre la presse musicale, Benabar et le public aux goûts de merde, ils vomissaient sur la musique des années 80, Benjamin Biolay, Facebook, les radios et le public ignare, inculte, ils philosophaient sur leurs carrières avortées, administraient d’étranges et simplistes leçons de morale ou de politique, ressassaient leurs obsessions musicales, faisaient semblant d’y croire encore et se lamentaient. Rechuteurs récidivistes, leurs murs ressemblaient à une réunion des Alcooliques Anonymes. La ligne éditoriale de certains et le flux de leurs images laissaient d’ailleurs penser que l’alcool était un véritable problème et qu’il ne faisait pas bon vieillir en ayant laissé échappé des occasions. J’éprouvais une peine sincère pour ceux que je connaissais et dont j’avais aimé quelques fulgurances (je possédais encore les disques ou K7 de certains au fond d’un carton moisi, et même après tous ces mois passés en leur compagnie je trouvais toujours étrange d’être « ami » avec eux). Mais il y avait aussi tous ceux dont je n’avais jamais entendu le moindre morceau et qui paraissaient pourtant jouir d’une réputation de stars de la musique indépendante. Certains étaient de véritables mythes. Assez rapidement j’avais compris que pour intégrer la communauté il valait mieux faire semblant d’être au courant et combler mes lacunes en toute discrétion. Alors moi aussi je suis vite devenu un faussaire, un complice de cette vaste mascarade. Certains avaient eu leur nom dans les Inrocks à plusieurs reprises, parfois une double page ou une interview, certains avaient été les têtes d’affiche de festivals renommés, certains avaient même vendu des disques. Mais la crise était passée par là.

Encore une qui avait bon dos. Nombre d’entre eux étaient juste incapables de produire une musique au-dessus de la moyenne, sincère, intelligente et émouvante, ils étaient simplement incapables de toucher les gens. Ils fédéraient autour d’eux toute une jeunesse désoeuvrée mais ambitieuse, convaincue que Logic Pro, Ableton, Apple et deux ou trois punchlines bien senties lui ouvriraient les portes de la gloire et les lits fantasmés. Des techniciens consciencieux et appliqués, de bons élèves ne possédant pour la plupart ni intention, ni vision, ni inspiration. Les boulangers apprennent tous à faire du pain de la même façon. Pourtant certaines baguettes sont simplement sans intérêt alors qu’on se damnerait pour d’autres. Je me souviens d’ailleurs d’un échange avec l’un d’eux. La sentence était tombée, brutale, implacable, lucide : « soyons sérieux, il y a autant de merdes, si ce n’est plus, dans l’autoproduction que dans les signatures labélisées ». Si certains pouvaient revendiquer quelques titres imparables, des chansons presque parfaites, un ton personnel, un univers singulier, des trouvailles pleines de beauté, beaucoup se cachaient derrière cette crise pour excuser leur manque de talent, d’ambition ou de courage. Parfois les trois. Il y avait ce type par exemple qui passait ses journées à poster des vidéos censées démontrer son goût sûr et son expertise « indie ». Auteur d’un album autoproduit vendu à deux dizaines d’exemplaires mais encensé par quelques blogueurs et autres chroniqueurs de webzines il s’était soudain vu très haut. Une poignée de fans avait pris position sur son mur, des solitaires, des trolls, des psychopathes, des dépressifs, des filles à la recherche du grand amour, quelques opportunistes qui se disaient « on-ne-sait-jamais ». Il excellait dans l’art d’approcher des musiciens (surtout ceux dont il n’aimait pas la musique), des artistes plus connus que lui, les flattant, s’immisçant dans leurs vies, espérant ainsi obtenir une sorte de bénédiction et une reconnaissance par affiliation. Doté d’un égo à l’image du vide de sa pensée, il affirmait sans honte qu’il était en train de renouveler le genre et que son disque proposait quelque chose de très fort alors qu’il ne faisait répéter une même recette avec constance et application mais sans génie. Ou cet autre qui passait ses journées à décrypter des tubes entendus à la radio, expliquant à longueur de post pourquoi c’était nul à coup de mots savants et d’expressions réservées aux professionnels de la composition. Ou celui qui pensait qu’il suffisait de glisser quelques mots de cul et de parler de pédophilie pour faire une chanson. Ou encore celui qui, pour se démarquer, se positionnait sur la musique classique et le jazz tout en décernant de temps en temps des bons points à quelques artisans pop comme on ferait l’aumône à un groupe de mendiants. Ces musiciens tournaient en boucle et en autarcie, démontant avec une certaine jouissance les artistes qui perçaient, exposant à la vindicte de leurs relations virtuelles leur trahison, leur virage mainstream, démontrant avec obstination que leur nouveau tube était indigne, mauvais. Ils affirmaient avec force préférer leur condition de galérien du rock, de soutier de la pop, à cette gloire nourrie de compromissions et de trahisons de leurs idéaux de jeunesse. Ils se voyaient en résistants de l’intérieur face à des collabos vendus au Diable. Pour bien mentir, il faut commencer par savoir se mentir à soi-même.

Les jours de fête ils se vautraient dans leur seule richesse : la nostalgie, les souvenirs, les anecdotes. Des photos jaunies des années 80 ou 90 refaisaient surface, génération spontanée de coupes de cheveux improbables, cortège de t-shirt sérigraphiés avec les portraits de quelques groupes mythiques. Certains avaient conservé tous les tickets de tous les concerts auxquels ils avaient assisté pendant 25 ans. Le name-dropping battait alors son plein, le premier expliquait avec fierté avoir fait l’ouverture du concert de ce groupe devenu célèbre (glissant au passage quelques vacheries sur son leader dont l’ambition n’avait déjà pas de limites à l’époque), l’autre enjolivait un after-show passé en compagnie de l’un des meilleurs vendeurs du pays (« vachement sympa le gars, très lucide sur sa musique, il sait qu’il fait de la merde mais il veut vendre et gagner de l’argent, tu vois moi je respecte, au moins il ne se prend pas pour ce qu’il n’est pas contrairement à… »). Et quand ils n’avaient plus rien à dire, ils postaient encore et encore. Des photos de leurs enfants un disque (une oeuvre majeure bien sûr) à la main. Ils publiaient avec assiduité des images de leurs écoutes du moment, qui étaient inévitablement des chefs d’œuvre à découvrir absolument. Ils aimaient bien faire savoir qu’ils avaient eu la primeur d’écouter le nouvel et sublime album de cet auteur dont on commençait à parler partout sur la toile, soulignant au passage leur proximité, sous-entendant leur amitié, et espérant donc profiter des miettes de l’engouement potentiel pour ce nouveau projet. Ils étaient évidemment contre les fascismes, tous les fascismes, celui de la bien-pensance, du marketing, de la gentrification, du bio, de la réforme de l’orthographe, de la gauche bobo et de la musique commerciale compris.

A ce cortège d’experts en science musicale, à cette armée de dépositaires du bon goût, ces types capables de reconnaître la date de fabrication et le numéro de série d’un médiator planqué derrière une production façon pâtisserie autrichienne, se joignaient une poignée de chroniqueurs déchus, de pigistes désœuvrés, de vieilles gloires du journalisme du siècle d’avant, quand une presse musicale se tenait encore debout. A défaut de régner sur les opinions et le grand public qui n’en n’avaient plus rien à faire, ils s’étaient reconstitué sur Facebook un petit royaume où ils s’étaient partagé des territoires, des baronnies, des terres vierges : ils avaient leurs vassaux, fidèles et énamourés, leurs armées de serfs, leurs blasons (le cynisme, l’humour, le sérieux, la gaudriole, la branchitude), leurs codes et leur public. Caisse de résonance fantastique, le réseau donnait l’illusion que ces quelques manipules étaient légions. Ils s’étaient créés un second life du show business, un monde miniature ressemblant au premier, en moins glamour, en moins rémunérateur, en moins brillant. Ils étaient entourés de webzines et de blogs trop heureux de réussir toucher du doigt des « artistes » qu’ils pouvaient, en échange de chroniques avantageuses, interviewer, rencontrer, fréquenter, côtoyer. Ils rivalisaient de superlatifs dans l’espoir de se voir adouber par le nouvel espoir à la mode dans leur milieu, écrivant leur chronique non pas pour le public mais contre leurs collègues, surenchères de flatteries et de figures de style, taguant à tort et à travers les artistes pour se faire remarquer et se voir décerner quelques lauriers, l’idée n’étant pas de réellement expliquer au public pourquoi il fallait écouter ce disque mais plutôt se distinguer parmi les élus qui auraient le mieux parlé de l’album. J’avais très vite appris. A ce jeu j’étais devenu l’un des meilleurs. En toute humilité. Il faut dire que beaucoup se contentaient aussi de recopier les dossiers de presse. Il faut dire que beaucoup le faisaient avec une grande sincérité. Prétextant un dégoût profond du mainstream, cette horreur absolue, cette trahison suprême, cette musique populaire indigente et indigeste, tous prétendaient la main sur le cœur vouloir aider ces pauvres artistes émergents à s’en sortir. Certains patrons de webzines se voyaient en moines soldats héritiers d’une tradition ancestrale d’intégrité et d‘obstination. En réalité, comme nous tous ils n’avaient fait que s’inventer une vie, des amis, des passions, un rôle, une utilité sociale. Et finalement ils finissaient par tous parler des mêmes albums au même moment, diffuser les mêmes clips du jour, interviewer et filmer les mêmes artistes. La saturation et l’hyper-présence de certains dans les grands médias étaient ici reproduites de façon exacte et précise, avec souvent moins de talent. Leur monde était à l’image de leur modèle : la pensée unique ou largement majoritaire, le conformisme, la consanguinité régnaient en maitres absolus. Accessoirement, cela leur permettait de recevoir toute l’année de la musique gratuite (même s’ils prétendaient tous acheter des vinyles, plus encore depuis qu’ils écrivaient sur la musique). Ironique pour des pourfendeurs du streaming ou du téléchargement qui tendaient chaque année à appauvrir un peu plus une industrie dont la création de valeur diminuait inexorablement. La magie de Facebook, des réseaux sociaux avait permis ce miracle : un véritable monde parallèle s’était ainsi créé.

Pourtant il suffisait de creuser un peu, de gratter le vernis pour se rendre compte que tout n’était pas aussi misérable et sans issue. Il y avait tous ces chanteurs, ces groupes, ces artistes trop heureux de pouvoir faire écouter leur musique à quelques-uns, ces morceaux qui sans internet, sans Facebook n’auraient jamais dépassé le seuil de leur chambre. Ils étaient là, mais beaucoup moins présents car ils avaient généralement une vie, un métier et de vrais amis. Ils passaient de temps en temps recueillir quelques impressions, glaner quelques échanges, poster un article de fond sur l’œuvre d’Imre Kertesz ou le cinéma de Pasolini, partager les appels au secours d’une ONG ou les projets de crowdfunding de leurs collègues musiciens. Leurs murs étaient à leur image, humbles et tranquilles, paisibles et irréguliers, bienveillants et nonchalants. Ils profitaient de ces moments qui les arrachaient à leurs existences et leur permettaient d’accomplir une infime portion de leur rêve ; cette infime portion leur apparaissait comme une abondance miraculeuse. Ils donnaient l’impression de garder cette capacité d’étonnement sincère et de poésie spontanée généralement réservée aux enfants. Alors ils en jouissaient sereinement. Ils étaient peut-être aussi nombreux que les autres mais tellement plus discrets qu’ils semblaient une minuscule minorité. Ils étaient nombreux à croire que leur destin pouvait changer d’un coup de clic et certains avaient surement raison. Tous les gagnants ont un jour tenté leur chance. Aller à la rencontre de, provoquer, avancer, rester en mouvement.

Et dans ce magma, il y avait quelques êtres différents, plus contrastés, à la fois lucides et encore rêveurs, passionnés et francs. C par exemple était loin de cette médiocrité particulière, cette rancœur musicienne. La nature l’avait doté d’une personnalité résolument bienveillante et joyeuse, optimiste et modeste. La musique était une grande partie de sa vie, il était doué mais n’avait pas toujours fait les bons choix ou n’avait pas eu la chance de tomber sur les bonnes personnes au bon moment. Alors il s’était adapté à la situation, il s’était fait une raison modulant ses ambitions sans pour autant laisser tomber et sombrer dans une jalousie dépressive à l’égard de ceux qui s’en sortaient mieux. Comme dans beaucoup de corporations, une minorité possédait ce quelque chose en plus que l’on pourrait appeler talent, une autre était vraiment mauvaise mais la majeure partie de cette population était tout simplement dans la moyenne, ni géniale, ni nulle. Allez savoir après pourquoi certains réussissaient mieux que d’autres. C avait été mon premier contact dans le milieu, le premier musicien que je connaissais en vrai, nous étions devenus amis, simplement. L aussi était à part.

Mais surtout elle, était en train de sortir de cette scène souterraine, elle entrevoyait la lumière de si près qu’il semblait désormais impossible qu’elle retourne à l’ombre. Était-ce la chance, avait-elle trouvé une vérité dans ce nouvel album, avait-elle touché du doigt ce truc qu’on appelle la grâce ? On ne saura jamais vraiment ce qui fait qu’à un moment donné une œuvre rencontre un public plus large. Le plus étonnant était que contrairement à ce que racontaient ses collègues, elle n’avait pas eu à faire de compromis pour que cela arrive. Elle n’avait probablement même pas eu besoin de coucher. Elle suivait sa ligne, suspendue sur ce fil avec cet équilibre si singulier. Même C lui reconnaissait cette intégrité, cette force. Sur le moment je n’ai pas compris qu’en lui couvait cette jalousie qui se transformerait bientôt en sentiments plus violents. J’aurais pourtant du m’en douter : il l’avait repérée, couvée, choyée, aimée. Cela m’arrangeait de croire que maintenant qu’ils n’étaient plus ensemble il n’en n’éprouvait aucun regret, ne m’en voulait même pas. Je m’étais persuadé qu’il était sincèrement heureux pour elle avant d’être déçu. Cela soulageait certainement ma conscience. Leurre. Il avait beau être mon ami, ne pas être de la race des envieux, des médiocres, ce n’était qu’un homme. Quand je refais le chemin, j’aperçois tous ces signes, ces mots, ces regards qui balisent le chemin. Ces évidences que j’ai consciencieusement ignorées. Il fallait que ce soit lui qui me fasse tomber. Il ne pouvait en être autrement. Je revois encore ce sourire ironique et silencieux quand lors de notre café hebdomadaire j’avais posé sur le zinc le dernier numéro des Inrocks. Cette couverture où L posait fièrement était dans toutes les discussions depuis hier sur Facebook. Un coup de tonnerre dans le Landernau indie. La plupart des autres musiciens n’osaient pas franchement taper dessus. Pourtant leur haine vis à vis de ce journal était devenue immense. Ils se retenaient car pendant des années elle avait fait partie des leurs, des sans-grades, des sans-papiers, des sans-label, des sans-tourneur. Ils étaient pris entre deux feux : lui rentrer dedans maintenant, l’accuser de trahison était risqué. Ils pensaient tous en effet pouvoir bénéficier de cette gloire nouvelle, de cette occasion pas si courante qui leur offrait un allié dans la place, même si cette place était occupée par l’ennemi. Alors pour l’instant les compliments dégoulinaient, les flatteries pleuvaient, les stikcœurs s’empilaient dans les commentaires. L’heure était aux félicitations et à la célébration. Les musiciens rêvaient de futures collaborations, pourquoi pas d’un duo, d’une introduction auprès de son nouveau label, de placer une de leur compo ou d’ouvrir une tournée en première partie. Les webzines, les blogueurs qui la soutenaient depuis le début espéraient franchir un cap, qu’elle ne les oublierait pas, leur réserverait une exclusivité ou deux. Et puis il y avait l’Olympia dans quelques mois. Une grande première. Sur le coup, plus prosaïquement, tous espéraient bien être sur la guest-list et pouvoir dire j’y étais. J’observais pour ma part cette comédie avec amusement et confiance. Je faisais partie de ses premiers soutiens, c’était un fait. C m’avait mis dans la confidence et fait passer en exclusivité ces fameux quatre titres, certain d’avoir déniché une perle. J’avais donc été le premier à chroniquer son EP inaugural. Alors bien sur j’étais heureux pour elle : sa musique était vraiment parfaite, juste équilibre d’intégrité et d’accessibilité, des chansons à l’os mais mélodieuses, une plume, un grain de voix émouvant et ce truc en plus, son arme fatale : le charisme. C’était aussi une des raisons qui réduisait ses collègues masculins au silence ou à la flatterie : ils étaient plus ou moins amoureux d’elle. Honnêtement elle méritait ce succès qui allait lui tomber dessus. Quant au retour sur mon investissement personnel, je ne me posais pas la question, d’abord parce que j’étais sur la fameuse liste d’invités +1 pour l’Olympia et surtout parce que bientôt tout cela serait terminé.

Je pensais avoir au moins le temps de profiter de mon canular censé mettre à jour toutes ces supercheries mais c’était sans compter sur C. Nous avions beau avoir été discrets il avait compris pour L et moi. J’avais beau avoir dissimulé mes traces il avait deviné que j’étais derrière la dernière sensation de la scène indie.

Depuis des semaines, des mois, je préparais mon coup en douce. Armé d’un simple sampler, d’un Casio vintage et de mon Mac, j’avais produit un objet que même avec le recul j’aurais du mal à qualifier de disque. Six titres concentrant toutes les tares du moment : paroles putassières faussement provocatrices, accords basiques mais accrocheurs et référencés, emprunts suffisamment trafiqués pour qu’ils paraissent neufs, un peu comme un voiture volée passée entre les mains d’un carrossier véreux, mais suffisamment évocateurs pour qu’ils attirent l’attention. Et puis surtout le marketing du mystère, ce nom d’artiste sibyllin, ce doute insinué, la forte probabilité qu’un artiste indie « connu » se cache derrière, cet univers graphique imparable, cette montée en puissance sur les réseaux sociaux à coup de teasers, indices, exclus données par ci par là. Les blogs et les webzines étaient bouillants. Les premières chroniques étaient déjà délirantes, les demandes d’interview affluaient. Le premier titre cartonnait, partagé par ces mêmes experts en accords parfaits et en harmonies majeures. Il ne me restait plus qu’à asséner le coup de grâce : la publication de ces lignes que vous êtes en train de lire, l’aveu de mon imposture, le récit de cette vaste blague.

Tout cela m’était monté à la tête moi aussi, j’avais été mithridatisé par ce petit milieu, j’avais fini par croire à ce que j’écrivais, j’avais appris à aimé la flatterie, les retours d’affection sur mes chroniques dithyrambiques, je me voyais en justicier, en Gary-Ajar là où je n’étais qu’un petit escroc sans talent, sans envergure. Le genre de type qui se fait piquer à sa première arnaque à la carte de crédit.

C n’eut pas besoin de forcer pour me faire tomber.

Surtout il eut la plus merveilleuse idée de conclusion qui soit. Bien meilleure que mon pseudo coup d’éclat. Le silence, l’oubli, la disparition. Il contacta tous mes interlocuteurs pour leur annoncer que j’étais l’auteur de cette farce. Ils se mirent d’accord pour me faire disparaître des radars d’un seul coup. Leurs sites se vidèrent de mes teasers, de leurs chroniques. La chaine YouTube de ce concept éphémère se vida de ses abonnées, tout comme la page Facebook. En moins d’une semaine il ne resta de tout cela qu’une poignée de chansons (permettez-moi cet abus de langage une dernière fois avant de me retirer), sans auditeurs, sans likes, sans vues, sans téléchargements. Un masque pendu à un porte-manteau ordinaire. Cet artiste inconnu l’était resté. Il n’avait peut-être jamais existé.

Je fis disparaître mon blog quelques semaines après. Je ne mis plus les pieds dans une salle de concert sauf quand il s’agissait d’un artiste suffisamment connu pour que je ne risque pas de rencontrer une de mes vieilles connaissances.

L remplit l’Olympia. J’eus des échos, plus tard. Un très beau concert. Elle signa sur un vrai label et son nouvel album fut un gros succès malgré son intégrité artistique. Son duo avec C tourna tout l’été en radio.

Les paroles du refrain étaient extraites de ma chronique de son premier EP.


© Matthieu Dufour