Journal de bord de l’enregistrement du meilleur album français de tous les temps.


Septembre 2024

(The Organ + Casiotone For The Painfully Alone. Telle sera ma route, tel sera le chemin.)

Quoi de mieux, pour accompagner l’enregistrement du nouvel album de Centredumonde, qu’un journal de bord, sachant qu’il est très probable que j’échoue et que par ailleurs cela n’ait aucune espèce d’importance ?

Depuis quelques années, sur ma page Bandcamp, seul ou accompagné (coucou Claire Redor, Garden With Lips et David Jestin, mes amis, je vous aime), je me contente de distiller des EP et des compilations de démos dont je tire une satisfaction variable (quand je suis bourré, je me trouve génial) et relative (quand je suis sobre, je me dis à quoi bon).



Confortable statu quo, qui me permet de me fantasmer artiste quand bien même je produis peu et assez mal, sauf à savoir que le peu que je produis me prend un temps fou. Mais trotte dans ma tête un (petit) mantra malfaisant qui me travaille et au cœur et à l’oreille et me susurre que si je le voulais vraiment, vraiment VRAIMENT, si je le voulais vraiment vraiment VRAIMENT, et si j’y jetais TOUTE mon âme et toutes mes forces et si je brûlais toutes les amarres, quitte à sombrer dans la folie, alors je pourrais écrire un disque pur, un disque franc, un disque qui vous traverse, œuvre somme, phare, diamant nébuleux, à ranger entre Un Disque Sourd (Dominique A), Boire (Miossec) et #3 (Diabologum).

Oui, odieusement, orgueilleusement, définitivement : je veux gravir le sommet du popistan hexagonal.

Mais seulement dans ma tête, hein. Je veux dire, j’ai conscience de n’avoir rien composé de mémorable, je sais que mon chant est fade, mes compétences musicales faibles, mes textes ont épuisé mon propre champ lexical, mon corps tombe en miettes (calvitie, bide à bières, dents pourries) et que j’ai trop peu (ou trop mal) vécu pour avoir à raconter autre chose que l’absence à soi-même.

Par ailleurs, jour après jour, diminue en moi le goût des cordes, des touches, des notes et des mots : irrémédiablement, je me vide de mon désir pour la chose musicale.

Mes (trois) guitares prennent la poussière, je ne chante plus ni ne fredonne, je n’écris rien. Sans amertume, avec une légère mélancolie, je m’éloigne de ce qui m’a tant pris et tant nourri. Il est temps de lâcher l’affaire.

S’emparer d’un instrument, jouer dans le vide, laisser infuser les harmonies, chantonner, disposer dix minutes plus tard d’un embryon de chanson, ça j’aime.


Photo © Matthieu Dufour

Le reste, accorder sa guitare, changer les cordes de sa guitare (de merde), brancher des objets dans d’autres objets (de merde), enregistrer, retraiter les sons (de merde) au point de devenir non plus musicien mais assistant informatique (de merde) d’un logiciel (de merde), passer des centaines d’heures (de merde) le cul sur une chaise (de merde) à éditer-mixer, non, et puis la promotion, oh la promotion, solliciter des inconnus (de merde) pour mendier une écoute qui ne changera rien, glander sur les réseaux sociaux (de merde), le copinage, et puis les répétitions, et puis les concerts (de merde), les balances qui ne servent à rien puisque le son aura changé, jouer faux et chanter faux dans une salle vide, ranger le matériel (de merde) et puis rentrer chez soi (quand c’est possible, sinon c’est matelas pourri au sol), bref, rien de tout ça ne me manquera.

Avant de définitivement baisser pavillon, il me suffirait d’achever discrètement mes petits projets en cours, soit une vingtaine de morceaux (erreur fatale, rien n’avance), mais il y a que j’aime l’idée de conclure en beauté ma carrière – si l’on peut appeler ainsi l’errance immobile qui fut mienne –, ma carrière de crooner névrosé aux doigts en mousse.

Dans la vie, on doit soigner sa sortie, alors quittons la musique avec panache : il est temps pour moi de composer mon Grand Œuvre. Ma pièce maîtresse. L’inaltérable sommet. La synthèse de tout, la synthèse de la synthèse. La quintessence des centaines de chansons enregistrées depuis l’été 1997 – été glorieux qui fut celui de la naissance de Centredumonde, mon alter ego bancal et frondeur.

Plus modestement : je veux être satisfait. Parce que le nœud du problème, il est là. Ce que je souhaite, c’est enfin, une SEULE fois, une seule PUTAIN de fois, être content de moi. Se dire : mission accomplie, je me suis vidé l’âme, les tripes et le cœur, j’ai tout essoré, il n’y a plus rien à chanter.

Alors oui, ici et là, j’ai pu trouver mon compte : la fierté candide quand en 1998 mon premier 45-tours fut chroniqué dans les Inrockuptibles ; le mini album Le Renégat (2012), qui sonne comme j’aime, cru, crade et sincère ; les trois clefs de sol Télérama pour Rêvons Plus Sombre (2017) ; le joli son de Tigre, Avec États d’Âme (2019) ; les chansons écrites à quatre mains avec des êtres chers.



Mais sur la durée, la frustration domine : laxisme, paresse, candeur, croire qu’on fera mieux demain, toujours reporter l’effort, agir sans vraiment agir, se réveiller vieux. La vie est passée et on n’est jamais devenu musicien.

Il est grand temps d’y remédier. Le point final sera aussi un point d’exclamation.

Mais comment se vaincre soi-même, quand on a systématiquement échoué ?

La contrainte. CONTRAINTE. Le truc vain, mais on ne sait jamais.

Je vais me fixer un cadre et m’y tenir : quand j’enregistre, je deviens fleuve en crue, je déborde et noie tout sous des couches d’arrangements inutiles qui finissent par se neutraliser, j’explore des registres qui ne me réussissent pas (les chansons littéraires, l’électro, le spoken word), je me perds en détails que nul autre que moi ne perçoit, et puis franchement, qui a envie d’écouter une ballade longue de huit minutes chantée par un type neurasthénique au vocabulaire échappé d’un hôpital psychiatrique ? Contraintes are the new liberty.

Par ailleurs, la texture de l’album, mon troisième album, l’album qui clôturera en beauté la trilogie des chansons tristes, entamée avec Rêvons Plus Sombre et Tigre, Avec États d’âme, je l’entends, la nuit elle me CARESSE, je l’ai en bouche et en tête : d’un côté des compositions courtes, dynamiques et néanmoins mélancoliques, comme sur le premier album de The Organ (ce disque est une tuerie, bourré de gimmicks accrocheurs, ça s’écoute en ligne droite, chaque morceau répondant au suivant et vice versa), de l’autre une densité lo-fi chaleureuse toutes voix devants à la Casiotone For The Painfully Alone.

En gros, un truc où on tape du pied tout en ne sachant pas si la vie est belle, ou si elle est pourrie, ou si la déprime, la vôtre, pas la mienne, va vous attraper par le colbaque.

Alors voici le cahier des charges de l’enregistrement du meilleur album français de tous les temps.

– 10 chansons ;

– durée d’une chanson : 3 minutes 30 maximum ;

– les titres des chansons ont une vie propre, comme en poésie, ils racontent quelque chose ;

– chant mélodique, doublé voire triplé ;

– introductions obligatoires, avec gimmicks addictifs ;

– le beat, utilisation exclusive des (émulateurs de) boîtes à rythmes Roland TR-808 et TR-909 ;

– la basse, le même son pour les 10 chansons ;

– synthétiseurs : uniquement piano, orgue et mellotron ;

– guitare folk : interdiction de jouer en accords, n’utiliser que la corde de mi grave ;

– guitare électrique : interdiction d’utiliser de la distorsion ;

– chanson de la fin : uniquement à la guitare folk.

A réfléchir : des idées de titres qui claquent et évoquent les sujets que j’ai envie d’aborder, soit la difficulté d’être peu, sans passion ni objectif, de vieillir mollement à l’ombre des injonctions sociétales, d’avoir foiré sa vie sentimentale, de ne rien posséder, d’être faible au point de penser que la culture pourrait compenser l’absence de vitalité, d’être mauvais fils tout autant que mauvais père, de mochir moralement tout autant que physiquement, de n’avoir lutté contre rien d’autre que sa pente naturelle et d’avoir échoué, de balancer à la gueule du monde une cinquantaine d’années passées à jouir égoïstement, subir et ne rien comprendre, sauf à stocker dans son placard une armée de boîtes de conserve pour tenir dix jours de plus que les trous de balle qui vivent à l’étage au-dessus.

Bazar d’idées de titres de chansons pour le meilleur album français de tous les temps.

– Je ne sais pas quoi faire de moi

– Comme David Carradine, je vais crever la bite à la main

– Quand trop forte est la peine

– Je m’en vais

– Mourir n’est jamais marrant

– On est (malheureusement) toujours le fils de quelqu’un

– Une semaine qui ne démarre pas par une gueule de bois n’est pas une bonne semaine

– Se faire quitter vaut mieux que quitter, on est un salaud moins méchant

– Cette joie silencieuse qu’il y a à être ensemble (si bruyante est la solitude)

– J’abdique

Bien entendu, ceux qui me connaissent savent, je suis roué, souvent je mens, je laisse la faiblesse parader, histoire de vous attendrir et vous laisser penser que nous sommes frères humains, frères de doutes, frères de névroses, quand bien même dans mon cœur noir je calcule tout au centime d’ego près, parce que ma colonne vertébrale est plus droite et plus solide et plus vigoureuse que le moindre d’entre nous : quand je revêts ma panoplie de loses assumées, jamais je ne suis plus fort.


Photo © Matthieu Dufour

Calaferte, le parfaitement critiquable Calaferte, expliquait avant sa mort que tant qu’il écrivait, la mort reculait (pensée attendrie à l’immortalité supposée du savoureux Borges, espiègle et aveugle parieur devant l’éternel).

Je suis un homme de flux plus que d’aboutissements, aboutir m’intéresse peu, tant systématiquement j’aboutis peu et souvent me déçois. Toujours, j’ai préféré rêver que vivre, fredonner plutôt que chanter, imaginer des mélodies, hésiter entre un fa septième et un sol basique, sans envie les matérialiser. Des milliers de chansons, seulement quelques centaines d’enregistrées, le substrat. Pas grave. Je murmure. Chaque jour je murmure dans ma tête. Le flux, le flow, le courant, vivre entre deux rives, ça me convient. Accoster, argh. Rousseau, ce connard de Rousseau, ne fut jamais plus pur que dans sa barque. Et puis, rien à gagner, même pas l’estime de soi, sauf à prendre un plaisir monstre dans l’improvisation dénuée d’achèvement, deux cordes de guitare, trois notes de piano, une mélodie binaire et hop, on embarque vers un ailleurs débarrassé de soi et de nos sales journées. On n’accoste jamais, pas la peine, ce monde est dégueulasse.

Je le répète (je suis bourré, donc je me répète, rien à fiche), on soigne son entrée, on soigne sa sortie, alors à l’heure où il est temps d’en finir avec Centredumonde et les trente années (parfois sympathiques) qui présidèrent aux velléités musicales de mon avatar brinquebalant, je sais déjà comment va se conclure le meilleur album français de tous les temps.

Idée du siècle : commencer par la fin, c’est un bon début, non ? La fin guide tout. Tout et à tout jamais. Nous ne valons rien de moins que nos fins. Nous sommes en germe notre propre fin. Les cellules qui crament, la peau moisit, les pensées dépérissent, le renoncement en guise de programme politique. Rien d’autre.

Ma fin, ce sera « Camarde ». Une courte ballade acoustique dont j’ai au printemps dernier écrit le texte et que, dès à présent, je vous livre, en guise de conclusion d’un mois de septembre qui n’aura servi qu’à inscrire dans le marbre une ligne de conduite que je sais friable, et que je ne suivrai certainement pas : il en va ainsi des génies en action, les génies merdiques dans mon genre, jamais ils ne suivent jamais les chemins qu’ils cartographient, parce que par avance, ça les ennuie, tout autant que le hors-piste, rien à sauver pour ceux qui brûlent tout en exultant.

« Camarde » sera mon doigt d’honneur final, reste à écrire les neuf chansons précédant ce geste conclusif et tout à fait bravache.

Dors, dors, dors

Ton sommeil est d’or, tu plonges, tu songes

Mais les rêves te plombent, tu sombres

Chaque nuit t’aspire, inspire les ombres

          Ô Camarde, tu peux attendre, nous nous retrouverons

           Pas ce soir, la vie foisonne, elle invite à l’oubli, à la légèreté

Garcia Lorca est mort

Et sa cavale noire n’a pas pu boire

L’eau du Léthé, l’été

Tant pis pour la soif, moi j’ai les bars

           Ô Camarde, tu peux attendre, nous nous retrouverons

           Pas ce soir, la vie foisonne, elle invite à l’oubli, à la légèreté

De refus en refuges

Toi tu dis non à tout, tu plonges, tu songes

Et mes rêves inertes gisent

Sur un lit d’échardes et de fugues

           Ô Camarde, tu peux attendre, nous nous retrouverons

           Pas ce soir, la vie foisonne, elle invite à l’oubli, à la légèreté


© Joseph Bertrand aka Centredumonde