Trust – Hernan Diaz (Éditions de l’Olivier).


Trust, c’est l’histoire de Benjamin Rask, héritier d’une famille d’industriels américains devenu tycoon au sang-froid régnant sur la Bourse comme un gourou impitoyable et mystérieux ; possédant toujours plusieurs coups d’avance sur le commun des financiers, Rask réussit à s’enrichir sur les charniers putrides de la finance et des crises des années folles, tel un Jésus multipliant les miracles et les actions. Une sorte d’anti-Gatsby, bien né mais moins sulfureux, qui ne partagerait avec le héros de Fitzgerald que fortune, goût du secret et des rumeurs qui ont fait de lui un mythe, au même titre que l’argent qu’il manipule en permanence. Trust c’est l’histoire du couple qu’il forme avec Helen, fille d’aristocrates qui comme toute bonne épouse de magnat new-yorkais s’abandonne avec dévouement et méthode, dans la frustration, la philanthropie, le mécénat artistique ; et forcément la folie. Trust c’est aussi en creux l’histoire d’une affection réciproque mais d’une envie qui ne l’est pas. Un court roman américain, où, très à l’aise dans les pas d’Edith Wharton, Hernan Diaz peint page après page, une fresque intense sur l’argent et son accumulation sans fin (et sans autre finalité que cette accumulation elle-même), une trajectoire au classicisme envoûtant. Mais une histoire qui s’avère n’être qu’une fiction écrite par un certain Harold Vanner et intitulée Obligations, une sorte de biographie romancée de la vie d’Andrew Bevel, vrai magnat de la finance accusé par ses pairs d’avoir causé le krach de 1929.

Dès lors, le titre même du livre, Trust, prend toute ses dimensions. Là où il paraissait n’être qu’un habile mot à double sens, faisant à la fois référence à la construction financière du même nom et à la confiance que certains naïfs accordent à ces flux et reflux d’argent qui n’existe peut-être même pas (et aux agiles requins qui surfent dessus), Trust bascule dans le vide et nous entraîne à sa suite au cœur de la trouble relation qui réunit à chaque livre un auteur et son lecteur ; une relation de confiance relative et de méfiance inconsciente. Qui croire désormais ? Le romancier qui écrit un livre dans le livre ? Le financier escroc, manipulateur, génie des sciences de l’argent mais homme médiocre incapable de ramener son Eurydice des enfers qui l’habitent ?

Ou alors celui qui a inspiré ce triste personnage ? Andrew Bevel, qui à la publication d’Obligations décide de rétablir une vérité qu’il estime bafouée, SA vérité. La seule qui compte. Celle d’un héritier implacable qui a su faire fructifier son capital de façon exponentielle, grâce à son intuition hors-norme, ses coups d’audace et sa connaissance absolue des mécanismes financiers ; celle d’un mari fidèle qui n’a malheureusement pas pu sauver sa femme Mildred de la maladie qui la rongeait.

Oui, qui croire ? Faut-il prendre pour argent comptant cette seconde partie de Trust ? Faut-il croire tout ce que racontent Ma vie, mémoires tronqués et en chantier d’un puissant vexé d’avoir vu son parcours et son couple instrumentalisés par un écrivain arriviste ? Des (trous de) mémoires lapidaires, désordonnés, incomplets, inachevés. Peut-on faire confiance à Hernan Diaz qui semble cette fois nous livrer la vérité, une vérité autobiographique ? Pas sûr non. Car telle une déesse ex machina, débarque Ida Pertenza, écrivaine en quête du fin mot de l’histoire.

Ida Partenza se souvient. Elle aussi. Fille d’un imprimeur italien anarchiste, elle est embauchée par Andrew Bevel pour mettre en forme son autobiographie et rétablir la vérité travestie par le plumitif Vanner. Transfuge de classe, portée par des ambitions littéraires et une volonté de s’affranchir, elle va livrer une passionnante partition au cours de laquelle elle apprivoisera peu à peu l’impressionnant financier tout en se libérant un à un de ses carcans pour donner la pleine mesure de ses talents littéraires. Multipliant ses sources, piochant dans ses propres expériences, essayant de lire entre les lignes que veut bien lui livrer Bever, lui arrachant des détails intimes sur Mildred et leur vie quotidienne pour donner corps à son (leur) récit, s’inspirant d’autobiographies d’hommes puissants pour trouver le bon ton, elle incarnerait un double parfait d’Hernan Diaz, nous révélant les secrets de fabrication de ses romans. Mais là encore, ne sommes-nous pas victimes d’une nouvelle emprise (méprise ?) fictionnelle. Peut-on faire confiance à Bevel se racontant à Ida ? Peut-on faire confiance à Ida racontant Bevel ? Peut-on faire confiance à Diaz racontant Ida racontant Bevel ? Et si tout n’était finalement que fiction, comme l’argent qui irrigue les veines de ce brillant roman. Comme un énième veau d’or mystique, scintillant dans la nuit et détournant les voyageurs de leur but.

A moins que la dernière partie ne nous délivre enfin ; car cette fois c’est sûr, la vérité vraie va nous être révélée, c’est un journal, celui de Mildred sur lequel Ida a enfin réussit à mettre la main. Mildred, personnage clé, femme complexe et bien plus puissante qu’on a bien voulu nous le dire. Nous voilà enfin au bout du chemin mais pas au bout de nos surprises…

La question se pose alors : divulgâcher ou pas ? Sachez juste que le magicien Diaz vous réserve un nouveau tour digne des meilleurs auteurs de thrillers, avec un renversement de perspective implacable et brillant. Comme les plus audacieuses manœuvres des illusionnistes de Wall Street. Une histoire de « chanson à l’envers » dont je vous laisse la surprise.

S’il dresse un tableau sans concession d’une finance déshumanisée (et finalement très contemporaine), mais également de la fabrication de la fiction, Hernan Diaz ne se pose pour autant pas en donneur de leçon ou en juge, laissant au lecteur le soin de faire le tri dans ces récits, et de se rendre compte par eux-mêmes que l’une comme l’autre ne sont que des instruments aux mains des femmes et des hommes qui décideront de leur morale en choisissant leur camp.

Quatre récits donc, quatre auteurs fictifs, quatre styles littéraires, quatre fictions ou quatre vérités qui en forment une cinquième, Trust est un formidable tour de force littéraire dans l’enchevêtrement de ces versions qui s’interrogent et se répondent dans un chassé-croisé incessant. Jeu de miroir kaléidoscopique, jeu de piste labyrinthique, jeu de construction virtuose, Trust joue avec nos certitudes, comme un chat maléfique avec une pelote de laine chargée d’électricité statique.

Gros coup de cœur et vrai kif de lecture (et ça, c’est pas de la fiction).


© Matthieu Dufour