Les chambres noires de Paul Schrader (J. d’Estais) & Les démons de William Friedkin (J. Thooris).
L’Exorciste, American Gigolo, French Connection, Taxi Driver, To Live and Die in LA, Mishima, Sorcerer, First Reformed, Cruising, Master Gardener, L’Enfer du Devoir, Obsession : derrière la caméra comme au scénario, William Friedkin et Paul Schrader auront marqué l’histoire du cinéma de leur empreinte exigeante. Souvent moins célèbres, moins honorés, moins cités que leurs collègues du Nouvel Hollywood (Spielberg, De Palma, Scorcese, Kubrick et autres Lucas), ils n’en sont pas moins admirés par tous ceux qui auront accepté de laisser leurs croyances et leur morale au vestiaire pour aller se perdre dans des filmographies jalonnées de vrais succès, de films cultes, et de bides fracassants. Les Démons de William Friedkin de Jean Thooris et Les Chambres noires de Paul Schrader de Jérôme d’Estais, deux essais sortis fin 2023 chez Marest viennent rendre hommage à ces deux cinéastes iconoclastes et proposer une relecture singulière de leur œuvre, toujours bienveillante mais jamais béate.

Séparés d’une demi-génération, Friedkin et Schrader se croisent finalement assez peu : un talent certain pour se raconter sans complaisance, tout en remuant le couteau dans les plaies béantes d’une Amérique depuis longtemps répudiée du jardin d’Eden, le mal est ses incarnations, quelques acteurs (Defoe, double fidèle chez Schrader et solo majestueux dans le Police Fédérale, Los Angeles de Friedkin) ou auteurs (Pinter), et surtout des débuts hors du sérail hollywoodien.
Jean Thooris nous rappelle que Friedkin « n’était ni un enfant de la TV, ni un dévoreur de pellicule comme Martin Scorcese, mais avant tout une mauvaise graine extirpée de la rue ». Passé par le documentaire (tout commence avec The People vs. Paul Crump en 1962), il fera ses armes sur quatre films entre 1967 et 1970, avant d’enchaîner un improbable trio et de connaître la gloire en 1972 (Oscar du meilleur Film et Oscar du meilleur réalisateur pour French Connection en 1971), le succès total (le carton de L’Exorciste) et un sommet artistique doublé d’un bide monumental (Sorcerer en 1977).
Critique, puis scénariste avant de devenir réalisateur, Schrader n’a quant à lui jamais mis les pieds au cinéma avant 18 ans après une enfance quasi monacale. Il le reconnait : « Ce qui me distingue de mes collègues réalisateurs de ma génération, c’est que j’ai grandi dans un milieu calviniste où l’on ne voyait pas de films quand on était enfant. Ce n’est qu’adulte, que j’ai commencé à voir des films. Les premiers films que j’ai regardés, c’était du cinéma européen des années 60, alors que beaucoup de mes collègues se sont nourris des films américains vus quand ils étaient enfants ».
Deux parcours atypiques donc, qui expliquent probablement la marginalité et la singularité de deux œuvres hantées par le mal, la paranoïa et la déviance. Deux œuvres qui au fur à mesure que les années passent se débarrassent de leurs derniers oripeaux et autres artifices formels, se dépouillent, s’épurent pour laisser toute la place à la substantifique moelle. Mais avec, comme l’illustrent parfaitement ces deux essais, une différence majeure, une opposition de fond aussi originelle que le fameux péché : la lumière au bout du tunnel et la possibilité du rachat (après un long chemin de croix) chez Schrader contre l’absence de rédemption possible chez Friedkin.

Comme l’écrit Jérôme d’Estais dans son livre, « les films de Schrader épousent les déambulations hypnotiques, somnambuliques et serpentueuses de ce pionnier fragile et exilé, qui se prend soudain pour l’Élu (…) Un trajet pavé d’avanies et de motifs qui, comme chez Ozu, sont rejoués à l’infini ». Avec ce livre, l’auteur se propose d’être notre guide et de visiter avec lui les neuf « Chambres noires » (comme autant de Cercles de l’Enfer ?) qu’habitent ou traversent les antihéros schraderiens. Une errance thématique depuis la cellule (monacale, carcérale, familiale, …) où ils se terrent pour écrire un journal et se tenir à l’écart de leur passé et d’une humanité qui ne les comprend pas, jusqu’à leur dernier domicile connu où comme Le Pickpocket de Bresson, ils observeront avec lucidité le « drôle de chemin » parcouru jusqu’à cette ultime cellule, seuil d’un nouveau départ ici ou dans l’au-delà.
Avec finesse et minutie, D’Estais relit la filmographie de Schrader à travers ce prisme, détaillant les différents motifs obsessionnels répétés jusqu’à la monomanie : les espaces cloîtrés, les mains, les corps, le mâle-aimé rejeté qui devient « l’Élu », le sexe et la beauté, les maux d’un pays à la dérive, Bresson, … Il ressuscite avec une vraie tendresse, les premiers doubles du cinéaste (Travis, Julian, John, Jake) et nous montre qu’avec les plus récents (et ce triptyque poignant First Reformed, The Card Counter, Master Gardener), Paul Schrader « n’a jamais cessé, à l’intérieur de ses films, de parler de lui-même, de son enfance, de la foi, de l’amour ». À la fois cinéphile et stimulante, cette déambulation dans les obsessions de Paul Schrader a le grand mérite de nous inciter à revisiter sa filmographie pour y (re)découvrir des films à la force de plus en plus captivante, mais aussi réaliser que, sous des apparences parfois éclatées, il n’est finalement que cohérence chez ce franc-tireur torturé.

Non moins stimulant, l’essai de Jean Thooris donne lui aussi envie de replonger immédiatement en apnée dans l’univers fiévreux et maléfique du grand William Friedkin. Si pour la plupart d’entre nous, il est difficile (disons plutôt impossible ?) d’oublier sa première fois avec L’Exorciste, Cruising ou Sorcerer, il est bon de retourner à la rencontre de tous ses démons avec ces nouvelles clés proposées par l’auteur. Car comme il le souligne, Friedkin « semble s’intéresser à un film uniquement s’il présente un magma de déviances, scrutées, documentées ». Un mal qui lie flics et voyous, un mal tapi dans l’ombre mais bien réel, un mal qui ronge, qui se répand, passe d’un corps à l’autre, des démons qui démangent. Un mal dont le but serait de préparer l’empire absolu du mal (pour paraphraser l’esprit de Mabuse dans Le Testament du Docteur Mabuse, de Fritz Lang convoqué par l’auteur) : « Autrement dit : une lente propagation du Mal, en apparence gratuite, dont la finalité serait de tout engloutir, tout absorber, jusqu’à devenir la norme officielle ».
Constitué de courts chapitres thématiques aux titres sans fard (Homicide involontaire, Simulacres de couples, Goût du sang, Sacrifices d’enfants, Pères infanticides, Mères ébranlées, …) l’essai s’avère très accessible, y compris pour les moins friedkiniens d’entre nous. Démarrant chaque chapitre par une citation ou un extrait de film pour y amarrer son propos, illustrant celui-ci de quelques références concrètes aux films du cinéaste, Jean Thooris rend son interprétation et analyse presque palpables, tangibles. Une façon de faire se rejoindre fond et forme, car « Friedkin n’a jamais cherché qu’à représenter le Diable de manière concrète » nous rappelle l’auteur (« Friedkin est l’anti John Carpenter » ajoute-t-il…). Sans complaisance, mais avec respect et avec lucidité, Jean Thooris nous fait partager son obsession et son amour pour ce réalisateur inclassable.
© Matthieu Dufour
J’aurais le grand plaisir d’animer une rencontre entre Jérôme d’Estais et Jean Thooris le vendredi 19 janvier à 19 heures à la librairie du Cinéma du Panthéon.

Les Démons de William Friedkin – Jean Thooris – Présentation de l’éditeur.
« De L’Exorciste à Killer Joe en passant par French Connection ou Police fédérale, Los Angeles, William Friedkin s’est imposé dans le paysage cinématographique comme un auteur aussi incandescent que singulier.
L’ouvrage de Jean Thooris explore un univers hanté par la figure du démon Pazuzu, tout autant que par la corruption et l’absence de rédemption. Depuis le suspense du pont branlant de Sorcerer jusqu’à la descente infernale d’Al Pacino dans les milieux gays new-yorkais de Cruising, Friedkin a marqué des générations de spectateurs, tout en livrant une œuvre atypique taraudée par la question du mal. Ce livre lui rend hommage. »
Les Chambres noires de Paul Schrader – Jérôme d’Estais – Présentation de l’éditeur.
Les Chambres noires de Paul Schrader retrace le parcours sinueux d’un scénariste célébré pour avoir écrit Taxi Driver, avant de devenir un réalisateur à la carrière foisonnante et longtemps mal comprise. Ses vingt-trois films parmi lesquels des œuvres aussi marquantes et singulières qu’American Gigolo, Mishima, The Comfort of Strangers ou The Card Counter, prouvent combien Schrader est pourtant un auteur aussi visionnaire qu’intransigeant.
Accompagné de certaines figures littéraires qui ont marqué le cinéaste, l’auteur s’attache à restituer la quête de sens somnambulique et douloureuse de l’anti-héros schraderien, depuis la chambre où il vit reclus à sa dernière demeure, où il parvient enfin à se libérer de ses démons.