La mémoire des disques – Jamiroquai – The Return Of The Space Cowboy.
Montmartre, Paris, été 2018.
Il est temps que ce dîner se termine. Je me lève une nouvelle fois, tant pis s’ils supputent sur l’état de ma prostate, je n’en peux plus de leur logorrhée. Je traîne dans les couloirs couverts de photos (Cinque Terre, Saint-Malo, Ubud, New York), je pique une fraise dans la cuisine, je fouille dans la discothèque. Ils doivent être abonnés à Magic : tous les albums surestimés de ces dernières années sont là, au milieu de quelques valeurs sûres en pressage original et de rééditions hors de prix. Soudain, une pochette pas vue depuis des années. Un sol lunaire, une silhouette blanche, un chapeau aux cornes de bison. Je pose le disque sur la platine. La gorge subitement sèche, je ferme les yeux.
Wandsworth, Londres, printemps 1995.
Des corps fluides tanguant dans des couloirs mouvants. Des visages flous. Et moi entre deux eaux. J’ai essayé de ne pas trop boire, quelques pintes de Foster’s au King’s End, un double gin tonic chez Paul, un autre en arrivant au Club UK. Pas vraiment remis de la nuit précédente, je pars à la recherche d’Amélie pour lui dire que je vais rentrer quand elle émerge d’un groupe d’anglaises hilares. Elle s’approche, me fait un clin d’œil, ouvre sa bouche et me roule une pelle. J’ai à peine eu le temps d’apercevoir le cachet rose que le poison se répand en moi. Je vais rester. Elle m’entraîne jusqu’au dancefloor envahit de regards déjà dilatés. Je reste sur le bord. Le temps d’apprécier la lente métamorphose qui s’opère. J’en connais les flux, les étapes, l’issue. Je retourne au bar chercher de l’eau. Une chaleur enveloppante va bientôt me gagner. Mon corps tout entier va se relâcher. Dans un instant ma fatigue ne sera qu’un lointain souvenir. J’erre un peu sans but. Un temps indéterminé, étiré, incertain. Et me voilà de retour. Je regarde Amélie danser, faire corps avec les ondes qui traversent la salle, j’ai envie de la prendre dans mes bras. Cyril et Delphine nous rejoignent. Puis Victoire et Marie, juste avant le retour du cow-boy de l’espace… oh I’m here again with a sunshine smile upon my face… je plonge enfin dans la mer des derviches danseurs… my friends are close at hand… je lève les bras dans une naïve tentative d’attraper moi aussi quelques étoiles… I can see clearly so High in the sky… j’enlace Amélie… all my inhibitions have disappeared without a trace… gorgé de sérotonine, le Club UK vacille, chancelle, mais résiste, les mur semblent se courber comme redessinés par Gaudi… I’m glad… les clubbers emmêlent leurs bras dénudés dans un ciel traversé d’éclairs et d’échos de flûte… inter-planetary good vibe zone… nous reprenons en c(h)œur… say at the speed of Cheeba, oh you and I go deeper… éphémère communion, plus rien ne compte…
Montmartre, Paris, été 2018.
J’ouvre les yeux : ils se sont tus, leurs visages tournés vers moi, je balbutie deux ou trois mots incomplets avant de ranger le disque. Il faut que j’y aille.
Saint-Félix, Nantes, été 2005.
Pendant les années qui ont suivi, à chaque fois que j’entendais ce morceau, j’avais l’impression que quelques milligrammes de chimie tapis au fond de mes veines refaisaient surface et allégeaient mon corps. Et puis ça s’est arrêté. Un jour. Je surfais à la recherche d’un vieux morceau que j’écoutais à Londres dix ans plus tôt, quand je suis tombé sur un article relatant le décès de deux jeunes anglaises après un arrêt cardiaque à quelques jours d’intervalle en 1996. Elles ne se connaissaient pas mais avaient toutes les deux gobé de l’ecstasy achetée à l’intérieur Club UK, Wandsworth, London.
Bad vibes, bad times.
© Matthieu Dufour
