La mémoire des disques – Daho – Pop Satori.


Paris, février 2023.

Aujourd’hui c’est rangement.

Mû par un impérieux besoin de faire de la place, je passe l’appartement au peigne fin, je traque le superflu, l’usé, le cassé.

Il n’y a plus beaucoup de gras, les déménagements successifs ont eu raison de mon fétichisme, de mes compulsions successives (badges, places de concerts, cartes postales, sous-bocks, …). Reste une boîte à chaussures rafistolée au gros scotch. À l’intérieur, une photo d’identité de papa, son briquet Dunhill, une vieille Carte Orange, ma fourragère (11ème BCA), quelques polaroïds jaunis : Papa et Maman (rouflaquettes, pattes d’eph’, clope au bec), O et moi à Aigua Blava, à Noisy, à Gavernes. Et F dans un clair-obscur matinal, les cheveux noirs tombant sur un regard cerné, chemise ouverte, la main sous le menton, un doigt sur ses lèvres brillantes, une clope entre l’index et le majeur. Ça vous dit quelque chose ? Normal, toute ressemblance avec la pochette de Pop Satori est volontaire.

Paris, octobre 1986.

Nous étions arrivés d’Amiens la veille du concert. Dans le train nous avions mis au point le programme du lendemain : shopping « Matt, pas question d’y aller sapés comme des fans de Goldman », traîner sans raison « L’art est notre raison Matt », et surtout petit-déjeuner au Flore avec shooting photo « à l’étage Matt, à l’étage… ».

C’était évidemment son idée.

C’était toujours son idée (et souvent son argent) : prendre le train de nuit pour passer le week-end à Chamonix, sécher les cours pour aller acheter une montre à Paris, aller boire un verre à Lille, refaire le carnaval de Dunkerque malgré le précédent, se faire casser la gueule à la sortie de La Loco.

Paris, février 2023.

F est mort.

Il y a longtemps

Un accident de voiture, la vitesse je suppose, je n’ai jamais vraiment su. Ce n’est pas important. Je n’ai pas été surpris.

Même si cela mettait officiellement fin à d’utopiques retrouvailles. Nous avions eu notre moment. Quelques années intenses et plein d’heures folles. En amitié, j’ai souvent choisi mon opposé. Des types charismatiques, persuadés que la vie (et surtout la nuit) leur appartenait. Des séducteurs capables de dénicher un peu de folie en moi. F a été de loin le plus flamboyant.

Paris, novembre 1992.

Mon premier vrai job. Je pense souvent à lui. En boîte, en passant devant le Flore, au Zénith pour Le Tour de Paris et d’Ailleurs. Un jour la standardiste m’annonce F. Mon cœur s’emballe, je suis une midinette. Mais pas le temps de lui dire combien je suis content de l’entendre après ces longs mois de fâcherie. Dans le combiné une voix hystérique que je reconnais à peine, des bribes de rage saisies au vol, « ma femme », « pour qui tu te prends », « mythomane ». Puis plus rien. Ce sera notre dernier contact.

Paris, octobre 1986.

L’Olympia, au fond d’une salle chavirée.

Les premières notes de Tombé pour la France. Daho commence à chanter, bientôt interrompu par le public qui entonne le premier couplet. Le chanteur semble un peu surpris mais laisse faire avant de reprendre la main. Je regarde F La lumière qui balaye la salle illumine son sourire. Satori à Paris. On s’enlace. Et on se remet à chanter à tue-tête.

Paris, février 2023.

Je suis content.

J’ai encore réussi à faire du tri.

À chaque fois c’est magique, ce sentiment de légèreté.

J’ai rangé la photo de F au fond d’un tiroir, avec ma vieille Carte Orange. Et j’ai posé Pop Satori sur la platine. Même après toutes ces années, impossible de regarder la pochette sans que leurs deux visages se superposent, la joie et la tristesse comme les deux faces d’une même vie. Pourtant, moi non plus je ne crois pas aux fantômes.


© Matthieu Dufour