La mémoire des disques – DC Basehead – Play With Toys (Joseph Bertrand).


Un après-midi de 1992. J’ai 16 ans, mes potes chevelus (dont la plupart seront rangés à vingt-cinq balais, nanas suffocantes, jobs alimentaires, les couilles plates, fin de la rêverie faussement rebelle) viennent de se barrer, on a passé la journée à fumer des joints en écoutant Teenage Fanclub et Dinosaur Jr., je déborde d’énergie au point de piquer dans la chambre de mon frère cadet la cassette de Authentik, le premier album des vénérables Suprême NTM. Je pogote sur mon matelas posé au sol, j’évacue l’énergie, le rap de cette époque est excellent – Public Enemy, Wu-Tang Clan, MC 900 Ft. Jesus -, je saute sur place et me cogne contre les murs et sue et me livre à ce genre d’agape intérieure que seule l’adolescence, dans son involontaire stupidité, favorise. Tout ça pour dire que certes je suis un petit blanc, mais le hip-hop ne m’est pas indifférent, parce que : détournement, spontanéité, doigt d’honneur, imagerie caricaturale, karaoké fainéant, il y a du punk dans le hip-hop, et tant pis si aujourd’hui le hip-hop, mainstream as possible, n’est plus que l’énième déclinaison de la flemme de se transcender.

Une soirée de 2015. Quelques années auparavant, mon pote Riwan et moi, on a largué nos meufs, ou c’est l’inverse, on ne sait plus, parfois c’est le chaos qui décide à votre place et alors vous n’avez plus qu’à obtempérer. On est deux célibataires en colocation dans un appartement du 13ème arrondissement, tout près du parc Montsouris, on fait la bringue, on tire des plans (foireux) sur la comète, on rêve d’un avenir meilleur, on sirote des bières dans la cuisine en inventant des groupes de rock imaginaires (Da Oldz Pervertz), on écoute un max de musique et ça nous ramène au lycée, le lycée du Porzou à Concarneau, où déjà nous étions amis. Le temps passe vite. Moi j’ai deux mômes, ils sont minus, alors le matin en général on se réveille super tôt (normal, pas le choix) et quand je ne sais pas quoi faire des mômes (on a visité tout Paris), je les emmène au Boulinier près de Charléty, on s’achète des chevaliers en plastique et des livres à un euro, et parfois je ramène des disques, on a un vieux lecteur portable des années 90, et alors c’est parti pour une randonnée mémorielle en compagnie des Pixies, de House of Love et My Bloody Valentine, tip top. Un jour, en fouillant les bacs de CD, je tombe nez à nez avec la pochette de Play With Toys, le fameux premier album de DC Basehead, mené par le flegmatique Michael Ivey : publié en 1992, ce disque sent à plein nez la fumette et les siestes crapuleuses, un sommet de coolitude poisseuse qui conviendra parfaitement à nos soirées de pré-quarantenaires décadents.

Un été de 1995. Ma nana de l’époque possède la cassette de Play With Toys et on l’emmène partout avec nous : une super musique de baise, fluide comme une sieste dans un hamac ou une virée en barque sur un étang immobile. Par la suite, Michael Ivey s’est lancé dans le rap chrétien (un journaliste évoquera la semi-capitulation d’un type qui veut accommoder Jesus avec la ganja, la bière et la télévision) et, depuis un Rockalyptic Music publié en 2007, aucune nouvelle. Pas grave, réflexif et fun, le bonhomme aura écrit rien de moins qu’un des meilleurs albums de hip-hop de tous les temps.

Une soirée de 2015. Boulinier. Un euro, emballé c’est pesé, je rentre avec le sourire, j’ai hâte de faire écouter Play With Toys à mon pote Riwan. Il faut dire que cet album a un truc vraiment spécial : au-delà de la placidité absolue de ses interprètes, qui apportent aux onze compositions de cet opus inaugural une décontraction tout à fait contagieuse, les arrangements sont joués à la main – des vraies guitares, une vraie basse, des vraies batteries, on est très loin du hip-hop usiné à coups de samples et de loops, il y a pour le coup une véritable musicalité. Cet album deviendra l’étendard sonore de notre mode de vie borderline, une sorte de drapeau pirate brandi à la face de nos existences de fonctionnaires middle class désargentés, une manière d’envoyer le réel se faire foutre, ne serait-ce que quelques heures par semaine, la nuit, avant de se faire à nouveau bouffer par les crétins, les contraintes et la monotonie. Et puis, franchement, quel meilleur titre pour une chanson que Ode To My Favorite Beer ? Rien que d’évoquer cet album, ça me donne soif. Zut. Trente ans plus tard, Play With Toys me fait toujours autant d’effet, ça craint !!!


© Joseph Bertrand aka Centredumonde