Christophe Bigot – Un autre m’attend ailleurs – Éditions de La Martinière.

Janvier 1981. Aux États-Unis, Ronald Reagan commence son premier mandat pendant qu’en France, Valéry Giscard d’Estaing est sur le point de terminer le sien. Encore Président de la République pour quelques mois, il fait partie des « people » qui assistent à l’entrée d’un nouvel Immortel à l’Académie Française. Une Immortelle plus précisément, la première femme. Et quelle femme ! Marguerite Yourcenar, l’un des derniers mythes littéraires français du XXème siècle. Mémoires d’Hadrien, L’Oeuvre au noir, Le Coup de grâce, entre autres. Une œuvre impressionnante, exigeante, intimidante, audacieuse. Naturalisée américaine en 1947, elle a quitté la France depuis longtemps pour s’installer outre-Atlantique, sur une île, avec sa compagne et traductrice Grace Frick qui lutte contre un cancer. Elles ne se déplacent pas, ou peu. Mais on vient les voir : Pivot, Matthieu Galey, … Et en 1978 une équipe de télévision au sein de laquelle se trouve un jeune photographe homosexuel de 30 ans, Jerry Wilson. Marguerite et Grace vont succomber. L’une à la tentation, l’autre tout court.
Il a 46 ans de moins qu’elle, sa beauté la fait chavirer. Il est André, cette flamme ancienne qui l’a repoussée sans ménagement des années plus tôt. Il est Antinoüs, l’amant de l’Empereur Hadrien. Il est Le Cavalier polonais de Rembrant. Sur le papier leur amour est improbable. Impossible. Voire interdit. Sale. Immoral. Sans espoir. Mais sur le papier justement, Marguerite a déjà brouillé de nombreuses fois les pistes entre fiction et réalité, n’hésitant pas à faire de ses proches des personnages de roman dans leur entière complexité. La beauté du geste littéraire. Alors pourquoi pas. Pourquoi ne pas quitter enfin son île. Pourquoi ne pas larguer les amarres et partir à la découverte d’un monde qui la fascine tant. Pourquoi ne pas assumer son anticonformisme, sa personnalité intime, et cette furieuse envie de vivre. Si loin des représentations habituelles de la Yourcenar du Musée Grévin.
C’est sur cette trame que Christophe Bigot construit son histoire. Son roman. Le roman de Marguerite et Jerry. Le portrait d’une femme libre, passionnée, comme soudain ressuscitée. S’il a minutieusement fouillé dans sa vie, ses écrits, ses entretiens pour donner corps à cette histoire qui n’était jusqu’à présent racontée qu’en mode mineur, voire minimaliste (le fameux dernier compagnon de Marguerite), l’auteur a décidé d’en faire un roman. Idée casse-gueule tant l’image et le mythe Yourcenar semblent d’un bloc. Mais idée de génie que de donner corps, chair, psyché à cette icône. En donnant la parole à sa vie intérieure, en faisant de l’écrivaine un « simple » personnage de roman, Christophe Bigot prend ses distances avec la mythologie (sans pour autant transiger avec la précision des faits, une exactitude chère à la romancière qui elle-même dissimulait dans ses livres de nombreux indices relatifs à sa propre vie), pour nous embarquer dans une tragédie aussi belle que terrifiante, aussi fascinante que pathétique, aussi triviale qu’éternelle.
Une histoire d’amour portée par un sens du rythme addictif (on n’est pas loin du « page turner ») et une écriture à la finesse et à la justesse imparables. Une histoire d’amour qui tutoie les cieux les plus dégagés pour mieux nous plonger brutalement dans les abîmes les plus obscurs. Marguerite sombre dans la passion (et donc la souffrance). Jerry (qui semble porter en lui les germes de l’autodestruction), dans l’alcool et la drogue, pris au piège de sa nouvelle relation avec Daniel, « l’Ange de la mort » et d’une maladie qui l’envahit comme une plante grimpante. Car ce livre est aussi un roman d’époque. Celle des années 80, du SIDA, de la bascule.
Aux bouffées de bonheur de l’évasion, du grand large et de la rencontre avec des cultures lointaines (Japon, Egypte, Afrique, …), succèdent les blessures et les plaies de l’insulte, du mépris et de la violence. Des montagnes russes infernales, et parfois irrespirables, que l’auteur parvient à ne jamais rendre sordides ou vulgaires. Avec son écriture subtile et tout en nuances, Christophe Bigot brise dès les premières pages nos potentielles résistances, envoyant valser nos a priori et nos références morales. Avec ce roman envoûtant, il réussit le tour de force de nous émouvoir et de nous faire croire que tout cela est possible Que le vent de liberté qui souffle sur cette femme à la vie revenue et les vagues momentanées de fureur ne sont que les deux faces d’un même Janus déchaîné et impitoyable.
Une histoire comme une autre en quelque sorte.
Mais vraiment pas comme les autres.
Le commencement et la fin.
Ou l’inverse.
C’est ça la littérature.
Enfin je crois.
© Matthieu Dufour
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