Étienne Daho – Les chansons de l’innocence retrouvée (deluxe remastered).


À l’écoute de la version Deluxe Remastered de son album Les Chansons de l’innocence retrouvée, je me suis posé une question : réputé control freak de tout ce qui sort de chez lui, Daho est-il réellement maître de ses inspirations, de ses fulgurances, de la version finale de ses chansons ?

En effet, qu’il tente de s’éloigner de sa facilité naturelle à créer des mélodies imparables qui épousent les méandres de chacune de nos vies, qu’il essaye de pervertir un peu son travail, il semble que rien n’y fait. Qu’à la fin, les chansons imposent leur ‘tubitude’, leur aura, leur loi. Parfois, critiques et public ne comprennent pas immédiatement ce qu’ils ont dans les oreilles, il leur faut du temps (par exemple un Eden froidement accueilli avant d’être adoubé quelques années plus tard lors d’une tournée triomphale). Mais même quand il cherche à prendre des risques, à se confronter à ses propres limites, qu’il relève le défi des orchestres ou des machines, qu’il change de rythme ou de débit, non rien n’y fait. Les chansons débarquent, sapées comme jamais par Slimane, ritournelles sexy, magiques et fredonnables dès les premières mesures. Comme si l’artiste n’était qu’un medium, un corps, un hôte servant de pouponnière, de transfert à des atomes venus d’ailleurs. Over the rainbow.

Peut-être a-t-il noué dans sa jeunesse une sorte de pacte faustien. Il aurait vendu son âme au diable et serait depuis visité chaque nuit par les incubes et succubes de la pop pour enfanter de nouveaux tubes. Peut-être est-il victime d’une malédiction. Tel un highlander pop invincible dans son uniforme noir et or, il serait condamné à vie, condamné amour, condamné amer, condamné à livrer son lot de chansons immédiatement addictives au monde.

Cela expliquerait pourquoi il survit à tout (Algérie, dahomania, épidémie, rumeurs, péritonite, décès de ses idoles et amis, tournées épiques, collaborations, productions, albums, …) et s’en nourrit avec une gourmandise jamais repue pour aller plus loin, ailleurs. Émergeant à chaque fois du chaos ou des séquences de plénitude tel un Phénix plus fort, plus serein (pour peu qu’il puisse l’être vraiment dans un monde qui s’éloigne chaque jour un peu plus de ses envies, de ses idéaux, de ses plaisirs), plus jeune et plus touchant. Séduisant les enfants de ses premiers fans, puis leurs enfants. Daho est contagieux de père en fille, de mère en fils, infusant son énergie et sa lumière dans les corps et les cœurs de ceux qui croisent la route de sa musique.

Et si, depuis ses débuts, l’artiste s’est fixé comme mantra de parler de gravité avec légèreté, cet album est peut-être le disque le plus oxymorique de sa carrière et la meilleure preuve de cette malédiction. Intime et flamboyant, réel et cinématographique, groove et symphonique, inquiet et inspirant, parlé et chanté, fluide de cordes et tendu de beats, chaud et mélancolique : Daho syncrétise tous les contraires qu’il affectionne dans un cocktail euphorisant dont il détient seul la recette. Bittersweet symphony.

Synthèse de tout ce qu’il aime, de tout ce qu’il est, avec ce qu’il faut de sincérité, de lâcher prise mais aussi d’ambiguïté et de zones d’ombre, ce disque marque un nouveau départ dans sa carrière. Un nouveau printemps. Libre comme jamais, l’artiste semble s’être délesté d’un poids. Pas moins tourmenté mais plus léger, il dessine une toile improbable, foisonnante et baroque avec l’assurance de ceux qui savent qu’ils sont compris par les autres. Cette fameuse innocence retrouvée. Avec la complicité renouée de l’ami orfèvre Jean-Louis Piérot, avec la présence mystique d’invités iconiques (Debbie Harry, Nile Rogers, …) et celle énergisante de la nouvelle garde (Jehnny Beth et Johnny Hostile, Yan Wagner, …), il délivre un disque gravement groovy, qui fleure bon les cordes disco, les émotions à fleur de peau et les envies d’ailleurs, les escapades artistiques (Blake, Bacon, …), les pas de côté et les fugues obsessionnelles. Et même quand il interprète une chanson écrite par Dominique A, il n’arrive pas à en faire autre chose qu’un tube potentiel. Et même quand il effleure un sujet sociétal et politique, le morceau est irrésistible. Rempli de merveilles originelles (L’homme qui marche, La peau dure, En surface), agrémenté de quelques bonus dont le sublime Les lueurs matinales (en duo avec Frànçois Marry), cette édition est une relecture réjouissante de cet album important.

À l’écoute de la version Deluxe Remastered de son album Les Chansons de l’innocence retrouvée, l’évidence me frappe : il y a un secret Daho et nous ne l’avons pas totalement découvert.

Mais cette potentielle malédiction est pour nous une véritable bénédiction.


© Matthieu Dufour