Journal de bord de l’enregistrement du meilleur album français de tous les temps (3).


Novembre 2024

(les bons souvenirs sont voués à l’oubli)

Une rasade de néant. On sait que seule compte l’action, pourtant l’on gamberge. Il y a que je souhaite ne pas m’éparpiller, économiser l’énergie, me mobiliser uniquement lorsque je serai – l’été prochain – fin prêt à appuyer sur REC. Ainsi pensé-je mes chansons, plutôt que les jouer, quand bien même elles existent si peu. Excès de confiance, refus d’admettre la paralysie mentale, trouille d’échouer. Et c’est ainsi que, de fil (la réécoute du EP Ubac – je réalise que j’ai méchamment bâclé le traitement des voix) en aiguille (l’inanité des quelques phrases couchées dans mes carnets, pages débordantes d’un moi fade duquel je dois absolument m’éloigner – il me faut des vacances loin de moi-même), je décide de faire un pas de côté.

L’interminable, l’indécis, l’indigeste novembre s’y prête à merveille, je trouve. Nous verrons bien où ça nous mène.

Dans mes cartons, un florilège de projets inachevés :

– créer un (vrai) club de football (le baptiser, dessiner le maillot, écrire l’hymne) ;

– remonter le temps jusqu’en 1993, se bâtir un corps de rêve, tourner dans des films pornographiques (lors du concert des Little Odetta à la Maroquinerie, j’ai bavardé avec Sebastian Barrio, et ça fait réfléchir)(ou pas, mais on s’en fout, de réfléchir, n’être qu’un corps, ça doit reposer) ;

– devenir intelligent (c’est foutu, il me faudrait vivre au moins mille ans) (devenir intelligent, je sais, c’est contradictoire avec le point précédent) (je ne suis pas complètement débile, hein, je SAIS quand je suis débile) ;

– me payer des nouvelles dents, mâcher sans flipper, sourire sans grimacer, chanter en ouvrant la bouche, reprendre les concerts ;

– composer un album qui ne parlerait que de la mort, moi j’adore la mort, la mort c’est mon truc, depuis toujours je vis (dans ma tête) avec la mort, les morts qui meurent et qui vivent morts et se meurent de trop de vie morte ou mal vécue et donc…

… donc quoi ?



Mais oui ! … Là est l’origine du blocage : je PEINE à me concentrer sur le meilleur album français de tous les temps, parce que la MORT me travaille au corps. Il faut donc que je la tue, que je tue la MORT, pour me remettre au boulot.

Le pitch, qui m’est venu après une soirée arrosée passée à Montmartre en septembre 2023 : dix chansons d’une minute, jouées au piano à un doigt, ornementées de bruitages minimalistes et consacrées à un mort mort dans des circonstances stupides ou scabreuses ou spectaculaires, durant lesquelles il s’agirait de saisir au vol l’instant ou l’humeur ou la perte ou le bonheur qu’il y a à brusquement s’éclipser.

Et moi dans un futur conditionnel (confère la rubrique « me payer des nouvelles dents ») de donner – devant une assemblée charmée et néanmoins intriguée – un (court) récital qui mettrait en joie tout autant que mal à l’aise. Ce serait comme à l’opéra : il y aurait un livret en tissu brodé, avec la biographie des défunts, les textes et les grilles d’accords, pour que vous puissiez, une fois chez vous, à votre tour, chanter la MORT, la belle mort, la mort qui fait rêver.

Et, qui sait, chacun mettrait musicalement en scène sa propre mort, et ce serait bien plus étonnant et inventif que ce que nous réserve le (triste) sort : en France, les principales causes de mortalité sont les cancers, les maladies cardiovasculaires et la prise de substances nocives (tabac, alcool, drogues). Franchement banal, non ?

Les plus assidus de mes auditeurs savent que j’ai déjà écrit sur le sujet :

– sur l’album Rêvons Plus Sombre (2017), The Chappaquiddick Incident évoque le décès de Mary Jo Kopechne, assistante de campagne de Ted Kennedy. Je romance / bidouille un peu le truc, qui la même année (les grands esprits) fut mis en images par le tâcheron John Curran : anecdotique, mais Kate Mara joue la pauvre Mary Jo alors je suis bon public. Kate Mara a une filmographie bancale et des gros genoux, mais je l’aime bien, en plus elle ressemble à une de mes ex-girlfriends ;

– sur le EP Ubac (2024), Cactus, soit l’histoire d’un gars qui tire sur un cactus géant, le coupe en deux et se fait écrabouiller ;

– Franz, le tailleur parisien trop optimiste qui saute du premier étage de la tour Eiffel et puis splashrgggg (un mélange de splash et de argh).

Les plus assidus de mes auditeurs savent également que je suis un putain de gros flemmard et que ce truc de composer des chansons d’une minute jouées au piano, c’est vraiment l’arnaque. Soyons honnêtes, j’ai même pensé à utiliser l’intelligence artificielle pour créer les instrumentaux.

Requêtage : « piano, une minute, tempo 100 bpm, arpèges, la mineur, Satie du pauvre ».

Mais j’ai pensé à la satisfaction à venir, qui en serait amoindrie. Ce serait comme avaler une pinte de bière et être immédiatement bourré. Quel plaisir ?

N’empêche que j’ai écrit sept mini-chansons sur la mort en une soirée. Ouais, sept. Pas une, pas deux, pas trois, non, sept. Je suis une usine à musique, une machine de guerre harmonique, un rouleau compresseur symphonique. Certes, tandis que j’écris dans ce journal, je n’ose pas écouter les brouillons que j’ai enregistrés, mais pour vous convaincre du bien-fondé de ma démarche, en exclusivité mondiale, voici le texte (non définitif – jusqu’à la dernière minute je me corrige) relatif au trépas (sur scène, tandis qu’il imitait un type en train de clamser) de l’humoriste anglais Paul John Barbieri (non je ne fais pas du remplissage de journal) (hé hé, bien sûr que si, bande de couillons !!!).



EXCLUSIVITÉ MONDIALE TIRÉE DE L’ALBUM ENREGISTRÉ DURANT L’ENREGISTREMENT DU MEILLEUR ALBUM DE CHANSONS FRANÇAISES DE TOUS LES TEMPS !

Tu sais, l’humour c’est pas mon truc

Quand je suis drôle

Je pactise avec mes névroses

Je prends l’accent

Irlandais ou gallois

Je taquine la peur en moi

Je ne sais pas qui je suis

Je ne sais pas qui tu es

Le cœur encrassé

Nous sommes de passage

Tu veux réchauffer

Ton âme enneigée

Et t’enivrer

De champagne bon marché

Alors rions

Rions d’un rire triste :

à l’improviste,

Moi je m’en vais

Pour le remboursement

Rendez-vous à la caisse

Mais attention : la vie

Ne rend pas la monnaie

(à la relecture, je me rends compte que c’est nunuche) (tant pis, on ne peut pas gagner tous les matchs, comme le dit si bien Didier Deschamps)

Afin d’égayer le tout, faire preuve d’humilité et lutter contre le mauvais sort, j’ai décidé de m’inclure dans la liste des morts. Il y a juste que je peine à me décider. Depuis l’enfance, je SAIS que je vais mourir étouffé, cacahuète avalée de travers (la lose – je mâche consciencieusement), apnée du sommeil ou noyade (je nage comme une patate : au lieu d’apprendre à nager, je me contente de fuir l’eau dès lors que je n’ai pas pied) (l’humain n’est pas rationnel), mais je trouve ça si banal que ça pourrait presque par avance m’arracher des larmes d’amertume. Mourir de maladie ou dans un accident de bagnole, tomber d’un escabeau, se faire buter dans la rue, éclater son cœur sur la cuvette des toilettes, quelle tristesse !!!

La liste de mes meilleures morts :

– nan, en réalité je ne veux pas mourir, jamais, jamais, jamais.

Tenez, cadeau, l’identité d’un de mes futurs patients (Sacha Baricevic) (ouaf ouaf) et un couplet gratuit.

Comme Indiana Jones

Dans le temple perdu

On mange des trucs bizarres

On ne devrait jamais

Faire confiance au cuistot

Rien à voir, mais en plein cœur des verdoyantes Appalaches, j’ai conçu un théâtre en plein air, ainsi qu’ouvert un bar ultra cosy, tenu par mon pote Beckett, un ancien membre du gang des Aigles Sanglants, qui parfois m’accueille avec un débonnaire « Désolé patron, je ne vous ai pas attendu, je suis déjà bourré ».

Étant donné que je suis en train de réduire la picole, à chaque fois que Beckett me sort ça, affalé sur mon canapé de merde, je m’exclame « Roooh putain, le gros veinard », puis me rappelle que si je veux enregistrer mon album je dois me reconnecter avec le moi d’avant qui parvenait à écrire et composer des chansons sans se bourrer la gueule ni passer sa soirée à fumer des clopes à la fenêtre et imaginer ses chansons plutôt que les bosser pour de vrai.

J’aurais peut-être dû parler de ça, de la galère infernale que c’est de ralentir la bibine, de l’esprit qui se cogne à l’intérieur de votre propre crâne, du corps qui au bout de quelques jours brûle et réclame sa dose de bière et de nicotine, mais vu que ça ne m’arrive pas (les addictions je les croque par dizaines au petit déjeuner), alors ce serait me la jouer Bukowski de pacotille (écrivait-il tout en se disant « Merde ça me donne soif d’écrire sur la liche »).

Je ne suis pas certain que la lucidité et la sérénité soient compatibles.


© Joseph Bertrand aka Centredumonde