Journal de bord de l’enregistrement du meilleur album français de tous les temps (4).


Décembre 2024

Début décembre, j’ai pris le train en direction de Lorient, histoire de visiter mon père et arpenter la ria d’Étel, en quête de vin rouge, d’iode et d’inspiration. J’avais tout prévu et emporté un carnet, que j’ai vaguement griffonné tandis que le TGV transperçait la nuit morne, sans que rien ne vienne. Il y a que j’étais entouré de jeunes femmes : j’ai eu l’impression d’être le genre de connard qui pose en terrasse et fait semblant d’écrire de la poésie en espérant que quelqu’un l’aborde et s’émerveille des mots pauvres, d’une pauvreté mille fois vue ailleurs, mots stériles enchaînés sans but sur une page inerte, vouée à finir à la poubelle. J’ai abdiqué, somnolé, tiré des plans sur la comète, fredonné mentalement les quelques mélodies qui m’occupaient l’esprit – jusque dans le silence, le cerveau est un formidable juke-box. Je chante dans ma tête, à défaut de chanter vraiment.

Et puis il y a que, bras ballants, imagination en rade, sentiments anesthésiés, j’ai compris qu’à force de vivre une vie sans vie, sociale, amoureuse, culturelle, non seulement je n’allais nulle-part mais je n’avais strictement rien à dire. Je ne suis plus que le vecteur de sensations fugaces qui s’éteignent au moment où elles apparaissent.

C’est alors que le psychiatre en moi m’informa que je souffrais d’une

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Vendredi 1er décembre 2006 : je ne sais pas ce que tu vois quand tu me regardes, mais si tu vois ce que je vois de moi, alors tu vois un monstre.

Mardi 2 décembre 2008 : hier soir, je me suis fait couper les cheveux. Courts. Ce matin, je me sens comme un enfant flétri. Quelle gangue, que ce visage ! Si peu expressif, si peu jovial, si peu adapté à la cordialité contemporaine. La nuit dernière, j’ai rêvé que je visitais des appartements qui s’allongeaient sous mes pas.

Mardi 7 décembre 2004 : les gens qui souffrent manquent d’imagination. Au centre commercial des trois fontaines (quel nom à la con),  je me suis racheté un flacon d’Égoïste, le parfum que je portais au lycée, et tout ce que je vois, sorti des ténèbres du passé, c’est le sourire radieux de C, il y a plus de vingt ans, quand j’ai déballé le cadeau qu’elle m’offrait (un flacon d’Égoïste – je ne fais que boucler des boucles). Moi, en retour, persuadé qu’elle serait insensible à la vraie bonne musique (elle trouvait Sonic Youth trop bruyant), je lui avais acheté un double album d’Elton John. Je suis un beau salaud. Un beau salaud puni, puisqu’il m’a fallu à de nombreuses reprises subir ce disque, que je feignais de trouver à mon goût. Nous sommes (souvent) nos propres bourreaux.

Vendredi 18 décembre 2015 : pas envie d’écrire. Des pages, j’en noircis tous les jours. Des pages emplies de mots noirs, surtout. Mon journal, que je tiens depuis 2002, je l’appelle mon négatoscope. Il est le double inversé de moi, qui ne dit de moi que l’odieux en moi. Celui qui viendrait à le parcourir me penserait fou, et même moi, quand je me relis, des années plus tard, je ne me reconnais pas. Un bon souvenir y est décrit avec perte et fracas, quand un mauvais souvenir était en réalité un bon moment. A qui se fier ? Jamais je ne me ferai confiance.

Mardi 22 décembre 2020 : année sans saveur, ponctuée de rêves étranges. Je ne pense pas grand-chose, je vais m’abstenir de l’écrire.

Mardi 24 décembre 2024 : au bureau depuis huit heures du matin, je traîne, flemme d’écrire des chroniques musicales, tenir mon journal, travailler, pas grave. Ce midi, visite express de l’exposition consacrée à l’amitié soi-disant interrompue entre Zadkine et Modigliani, au musée Zadkine (même en hiver, le jardin a toujours autant de charme). Le sujet est tiré par les cheveux (Zadkine et Modi sont un peu potes mais pas tant que ça, et Modi était pote avec tout le monde et surtout bourré en permanence, ce qui facilite les choses pour être pote avec tout le monde, au moins le temps de la cuite), d’autant plus qu’ils ne se sont jamais chamaillés (qui se chamaille avec un alcoolique ? Au moment où vous vous engagez dans une salve de reproches, il n’est plus qu’un point à l’horizon) (ou alors il s’excuse, sans trop savoir pourquoi). Déjeuner de (quatre) hamburgers achetés au Mac Donald’s de Panthéon, je prends rendez-vous chez un ophtalmologue (trois mois que mes lunettes sont cassées et les verres rayés, je vais enfin pouvoir en changer) (the question is : quoi d’autre va casser et me coûter du fric?) (à chaque fois que je remplace un truc cassé, un autre truc casse, quand ce n’est pas mon âme), j’écris à Blandine (elle m’envoie des textes, ils sont VRAIMENT bien, je suis un peu jaloux, ses mots sont innervés d’une vitalité que je n’ai plus, à force de me contenter de peu et de me pardonner de tout), j’essaie de rentabiliser ma journée, qui se finira en réveillon de Noël solitaire et probablement alcoolisé, dans mon salon merdique. Au lit à 23 heures, comme un crétin.



Mercredi 26 décembre 2018

Au bureau, sans enthousiasme, je me sens tout mou et je déteste ça. Vendredi soir j’ai bu des bières et travaillé sur une nouvelle chanson (Et le ciel donne si peu à voir) dont je suis assez content, c’est à la fois drôle et émouvant. Je me demande quoi penser de mon année :

– professionnellement, je me suis un peu bougé le cul donc c’est plus confortable ;

– financièrement, je gagne 330 euros de plus qu’en début d’année mais l’État / la mutuelle / la pension alimentaire vont ratiboiser la plus-value, donc pas de réelle amélioration à venir ;

– musicalement, « Gang ! » a été un bide intersidéral, peu de concerts, et l’album n’avance pas, c’est fatigant ;

– sexuellement, rien d’affolant ;

– physiquement, j’ai toujours des cheveux et je n’ai pas été malade, hormis deux dents arrachées et les intestins en vrac à cause de mon mode de vie à base de bières, de pizzas industrielles et de Knackis ;

– intellectuellement, lu quelques livres, c’est pas mal, mais je continue à polluer mon cerveau avec des conneries de bas étage ;

– toujours trop d’alcool et de porno ;

– appartement très reposant, mais à décorer, j’en ai marre de mes meubles d’étudiant attardé ;

– psychiquement, pas mal, je parviens à réfréner mes angoisses.

Mardi 27 décembre 2016 : la nuit je rêve de zombies et de chevaliers, je suis exténué, je suis un crétin.

Samedi 30 décembre 2023 : une autre bonne grosse nuit, je revis, mais peine à sortir du lit car je sais que les angoisses vont revenir – ni tristesse ni colère, juste des vagues de panique. Ciel gris, pas trop froid, décembre aura été clément pour les clodos.

Samedi 31 décembre 2005 : sur la scène les danseurs retombent au ralenti, je me rends compte que leurs circonvolutions aériennes impriment mon esprit au moment même où elles se terminent, tant je suis déconcentré, ou ému, ou enragé : les spectateurs inattentifs attendent la moindre fenêtre de tir, la moindre ouverture, le moindre répit dans la chorégraphie de Noureev pour manifester leur bonheur bruyant d’avoir dépensé ce soir la somme de 140 euros et ainsi acquis un droit d’entrée pour l’opéra Bastille et six mois d’anecdotes prestigieuses qui ne raviront que les ploucs. Comment j’ai bu trois coupes de champagne de mauvaise qualité pendant l’entracte, comment je me suis envoyé un kilo de petits fours desséchés, comment je me suis tenu avec morgue et délectation dans un phantasme de petit bourgeois déculturé qui se croit au dessus du peuple alors qu’il est ce peuple tant abhorré que les vrais bourgeois méprisent au point d’en faire de la chair à canon électorale. Nous n’allons pas souffrir avec le jeune Siegfried d’avoir livré notre cœur à la mauvaise personne, nous allons plutôt nous admirer dans les travées, renifler, tousser, tripoter nos montres, nos programmes (dix euros) et nos prospectus, commenter l’action (comme c’est joli, comme c’est magnifique, comme c’est beau) (sans avoir aucune idée de ce qui est VRAIMENT beau), photographier et glousser et applaudir n’importe quand, nous allons pleinement nous approprier ce moment de grâce, oui, le Lac des Cygnes nous appartient, et toi, le maigre et silencieux Joseph Bertrand qui s’étrangle d’angoisse à la fin du quatrième acte, nous rirons de tes larmes amères, de ton cœur déchiré, de ta naïveté et de ta perpétuelle nostalgie pour une transcendance passée qui n’a jamais eu lieu et que nous renions, faute de la comprendre. Ensuite, tu te plaindras de notre outrecuidance et de la grossièreté de nos manières, tu t’étonneras de notre manque de discrétion, tu fustigeras la sous-junte intellectuelle qui se comporte partout comme si elle était chez elle : le Lac des Cygnes on s’en fout, peu importe, nous allons au SPECTACLE, nous nous divertissons, nous nous amusons de la poussière en suspension, et les esthètes contemplatifs dans ton genre nous gonflent, mon petit gars. Regarde plutôt ta femme comme elle est jolie, et son ventre rond, comme il est prometteur… Ta femme apaisée te taquine quand tu lui décris ta tristesse d’une fin aussi tragique (la fin du Lac des Cygnes, la fin de la civilisation), il faut que tu insistes pour qu’elle t’écoute (elle a passé un bon moment, elle est heureuse, tu ne vas pas gâcher ça), et puis tu te dis que quand même tu restes un sacré poseur qui carbure à la sensiblerie, alors vous vous prenez la main et lentement vous dirigez vers la sortie.

LA SORTIE. Elle est où, la sortie, quand on ne sait pas où on est ?


© Joseph Bertrand aka Centredumonde