Think Once More – A Journey with The Montgolfier Brothers.

J’ai toujours été un homme de chansons plus que d’albums ou même d’artistes. J’ai grandi avec des 45 tours que j’écoutais en boucle sur mon tourne-disque posé par terre sur la moquette de ma chambre et que je compilais souvent sur des K7 pour pouvoir me déplacer avec ces chansons comme des doudous précieux sans lesquels je ne pouvais dormir, affronter l’étrangeté des autres ou la laideur envahissante d’un monde qui courrait déjà à sa perte. Même avec l’arrivée des CD que je m’étais mis à acheter comme tout le monde, j’usais de la fonction repeat, je skippais, je fastforwardais pour tomber sur le morceau qui me faisait plus vibrer que les autres. J’adorais les Best Of des artistes qui avaient réussi à me séduire sur la durée et la quantité de chansons à mes yeux indispensables. Je chérissais Sarah Records pour sa volonté de prolonger le combat du 7 pouces et de proposer des compilations (Air Balloon Road forever) qui empilaient des merveilles.
Je crois que c’est courant 2000 qu’un ami avisé attira mon attention l’album d’un groupe que je ne connaissais pas, Seventeen Stars des Montgolfier Brothers. J’écoutais beaucoup le Corps et Armes de Daho et 4 ans après cette année passée à Londres je continuais à plonger avec délice dans les méandres d’une musique électronique toujours plus passionnante. Sur les ondes c’était une autre histoire : Tomber la chemise, Mambo N°5, Believe et autres Sex Bomb emplissaient l’espace dans une programmation musicale bruyante et tape-à-l’œil.
Autant dire que l’élégance discrète de Fin, la beauté délicate d’un Even If My Mind Can’t Tell You ou la foudroyante évidence d’un Between Two Points me réconciliaient l’espace d’un instant avec la vie et m’incitaient à réécouter plus régulièrement tous mes Durutti Column.
Je ne savais pas grand-chose de ces frères Montgolfier, et ce n’était pas important. La biographie des artistes, leurs conquêtes, leurs hobbies m’importaient finalement assez peu : quand une chanson me prenait, je m’abandonnais et seule l’émotion comptait. Et celle que me procurait Between Two Point était du genre intense, addictive, presqu’irréelle tant elle m’emmenait loin, loin, loin. N’étant pas bilingue et ma compréhension parfois limitée, je n’avais pas vraiment idée de ce qu’elle racontait. Mais pour un type comme moi, qui s’était toujours senti « entre deux » et jamais vraiment à sa place, le titre résonnait comme un nouvel hymne, avec son mantra quasi-définitif qui unissait tous les « beautiful losers » de la planète, tous les cœurs rafistolés, toutes les âmes bien trop sensibles : « Always the last to know, always the first to leave.«
Il y avait dans cette merveille de disque comme la promesse d’un autre ailleurs aux frontières floues, presque effacées, aux contours incertains et mystérieux, la certitude d’un temps qui ne se comptait pas vraiment, qui brouillait les mémoires, qui mélangeait les souvenirs, qui suivait son propre tempo, ses propres règles. La voix de Roger Quigley, à la fois sensible et intense, me semblait porter le poids d’ancestrales blessures, profondes et pas toujours cicatrisées, d’inquiétudes insistantes et de cruelles défaites. Elle semblait parler la même langue que celle des innombrables pensées qui encombraient mon cerveau incapable de faire une pause. Les compositions de Mark Tranmer, à la fois précises et libres, cinématographiques et intimes, semblaient sorties tout droit de mes « insomnuits ». Au détour d’un entrelacs de guitares humbles et pourtant si raffinées, je croisais des regards amis, des âmes disparues, les photos jaunies et parfois floues d’un passé que je n’arrivais pas toujours à recomposer. Mais tout était doux, rassurant, évident, familier, mon cœur battait au rythme de ces morceaux qui malgré la fragilité apparente donnaient l’impression d’être invincibles, éternels. Bref, j’étais chez moi, ailleurs mais chez moi. J’y étais bien, parfois même apaisé l’espace d’un moment de grâce.
Be Selfish, The World is Flat, Brecht’s Lost Waltz / Summer Is Over et quelques autres morceaux des deux disques suivants sont entrés directement dans mes playlists « En boucle » et « Best chansons préférées de tous les temps ever ». Comme ce Journey’s End déchirant et pourtant lumineux qui vous serre le cœur et vous saisit dès les premiers mots pour ne plus jamais vous lâcher. Comme une berceuse qui ne vous endort jamais vraiment mais vous enveloppe de sa délicatesse et tente de calmer vos angoisses nocturnes. Chef-d’œuvre de sobriété mélodieuse.
Alors qu’en 2025 tout ou presque n’est plus que chaos, vitesse, surenchère, vulgarité, vacuité, cynisme, lâcheté et impuissance, la sortie de cette compilation qui rend hommage à l’un des plus merveilleux groupes de l’histoire (David Gilmour ne s’y est pas trompé en faisant une reprise de Between Two Points sur son dernier album), est une bénédiction. Une pilule magique. Une bouffée de grâce. Un condensé d’émotions. La preuve que nous sommes encore (un peu) vivants. Une trace éternelle de beauté.
« You cant stop time, hard as you might try
We’re not here long and then you’re gone »
© Matthieu Dufour