Thriller – A Cruel Picture (1973)

De tous les sous-genres du film d’exploitation des années 1970, certains restent plus problématiques que d’autres. Tout va bien lorsque les gangsters de la prohibition s’entretuent dans des règlements de comptes sanglants, ou lorsque crocodiles, piranhas et autres créatures aquatiques dévorent du marmot ou du quidam. L’affaire se corse dès qu’on touche à des sous-genres flirtant ouvertement avec le sale et le crapuleux – l’exploitation poussée à son paroxysme.
Citons le film de prisons pour femmes (WIP, pour Women In Prison), dont le principe repose sur un schéma déclinable à toutes les sauces (pimentées) : une innocente est jetée sous les barreaux, subit tortures, humiliations et expérimentations pseudo-scientifiques, avant de se rebeller et d’anéantir matrones et docteurs. Les réussites artistiques n’y sont pas légion, mais heureusement, à côté d’un délicieux nanar tel que Pénitencier de femmes (1982, de Bruno Mattei, avec Laura Gemser dans le rôle d’Emanuelle « avec un seul m » en prison), on trouve des fulgurances comme La Femme scorpion de Shun’ya Itō (1972), gratiné dans la violence, mais dont le style baroque rapproche son auteur d’un Seijun Suzuki ; Caged Heat de Jonathan Demme (1974) et ses partis-pris féministes revendiqués ; ou Human Experiments de Gregory Goodell (74 encore), où la divine Linda Haynes doit endurer l’une des pires tortures psychologiques jamais vues sur un écran.
Plus racoleur, mais tellement grotesque qu’inoffensif, le courant éphémère de la nazisploitation (ou Porno-nazi), qui n’est même pas un sous-genre à part entière, mais un dérivé Z du WIP. Le principe reste identique (du cul et de la torture), bien que transposé dans un camp de concentration allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Le scandale provoqué à l’époque par certains titres (Camp Special Numero 7 en 1969, et surtout Ilsa, la louve des SS en 1975) s’avère bien plus intéressant que les films eux-mêmes – tous nuls, sans exception.
Un autre sous-genre a souvent dépassé les bornes : le Rape and Revenge, dont le plot correspond à ce que suppose un tel intitulé (une femme ayant vécu une agression sexuelle se venge avec barbarie de ses agresseurs, quand ce ne sont pas les parents ou les enfants de la victime qui décident d’appliquer leur propre justice). L’ultra-féminisme succède aux séquences d’humiliation, mais le traitement exige beaucoup de finesse pour ne pas tomber dans le voyeurisme et la provoc’ malsaine.
Un chef-d’œuvre est né de ce courant : L’Ange de la vengeance d’Abel Ferrara, avec Zoë Lund, en 1981. D’autres titres valent le détour : Death Weekend (ou The House by the Lake) de William Fruet, en 1976, produit par Ivan Reitman, qui choisit d’emprunter la route du survival plutôt que celle de la revanche ; La Dernière Maison sur la gauche bien sûr, de Craven en 1972, quoi qu’il arrive légendaire ; on hésite à le citer, mais le traumatisant I Spit on Your Grave de Meir Zarchi, en 1978, avec Camille Keaton dans le rôle de la vengeresse, provoque en nous toujours autant d’indécision (critique kamikaze de la prédation masculine ou déluge d’obscénité mal pensé ?). Sans remonter à La Source.
Et puis il y a Thriller – A Cruel Picture, qu’écrit, produit et réalise le Suédois Bo Arne Vibenius en 1973 sous le pseudonyme de Alex Fridolinski, avec la top-model Christina Lindberg en vedette. Un film banni, censuré, carrément rejeté par son metteur en scène, qui se reprochait d’avoir été trop loin dans le commercial. Un film pourtant inoubliable, qui, tout en restant ancré dans le Rape and Revenge, en dévie les schémas attendus.
La vie commence mal pour Madeleine (Christina Lindberg) : enfant, elle est violée par un dégénéré dont même l’asile refuse la prise en charge. Devenue muette, elle tente de surmonter le traumatisme en coulant des jours paisibles auprès de ses parents agriculteurs – traire les vaches, donner l’avoine aux chevaux, en petite paysanne au visage rond comme un bébé. Quinze ans plus tard, le sort s’acharne à nouveau sur elle, mais cette fois, direction l’enfer, sans retour à la ferme : kidnappée par Tony, un proxénète de luxe qui la rend accro à l’héroïne, elle n’a d’autre solution que de se prostituer pour obtenir ses deux doses quotidiennes (nous sommes en 1973, en Suède, et pour une désintoxication, il faut aller en Suisse, ce qui coûte très cher). Pour la soumettre et la punir d’avoir sorti les griffes contre un client, Tony va jusqu’à lui crever un œil – l’une des plus belles scènes d’œil crevé de l’histoire du cinéma, avec Le Chien Andalou, L’Enfer des zombies et Dead & Buried. Madeleine hérite alors du surnom de « femme pirate » – Tarantino s’inspirera de Christina Lindberg pour concevoir le look de Daryl Hannah dans Kill Bill, avec aussi une pointe de Monica Gayle dans le génial Switchblade Sisters de Jack Hill (1975).
Les codes du Rape & Revenge sont donc ici légèrement modifiés, puisque Madeleine ne cherche pas tant à se venger d’un viol qu’à faire la peau aux salopards qui lui ont confisqué son existence et provoqué la mort de ses parents (qui s’empoisonnent après réception d’une lettre soi-disant écrite par leur fille, en réalité rédigée par Tony, leur expliquant à quel point elle les déteste et ne veut plus jamais les revoir). Une existence brisée et tragique, rendant la vengeance d’autant plus exutoire – pour Madeleine comme pour le spectateur qui souhaite voir Tony et ses sbires crever dans la douleur.
La partie la plus ahurissante de Thriller est celle où Madeleine, lors de ses jours de repos et grâce aux pourboires des clients, devient experte en corps-à-corps auprès d’un professeur d’arts martiaux, apprend le maniement des armes à feu et la conduite d’un bolide lancé à vive allure dans des sentiers boueux. Elle se transforme en machine à tuer, walkyrie sauvage trop impatiente de canarder ses adversaires au canon scié, de leur briser les os, de les décapiter, de les envoyer dans le décor – qu’importe si des innocents pâtissent de cette vengeance.
Christina Lindberg, en proto-Snake Plissken au féminin, est absolument convaincante dans sa façon de canaliser la rage et d’étudier avec rigueur, comme un robot, les moyens mis à sa disposition pour verser le sang. Le visage poupin de l’actrice, son calme illusoire et le fait, ne l’oublions pas, qu’elle carbure à l’héroïne pour tenir debout (trente-cinq heures sans dose, et c’est la mort), confèrent au personnage de Madeleine une dimension mythologique, presque surnaturelle – à la fin, elle semble débarquer d’un film de Sergio Leone ou Corbucci (avec chevaux, duel au soleil et pendaison). Dans la première partie de Thriller, le spectateur compatit pour Madeleine. Puis, l’aspect exploitation prenant de plus en plus d’ampleur, il éructe de plaisir face à tant d’attitudes badass. Madeleine, c’est Maxine Minx, la Princess de Vice Squad, une cousine blanche de Foxy Brown, Zoë Lund en Domino Harvey.
Deux autres aspects confèrent à Thriller une bizarrerie susceptible d’en rebuter certains. D’abord, son rythme, loin de la frénésie attendue, se révèle langoureux, comme si le temps s’étirait à l’infini et que les actions refusaient de s’achever. On passe de longs moments à s’imprégner du quotidien tourmenté de Madeleine : le shoot, les rapports forcés, la préparation à la vendetta. Cette lenteur imprègne aussi les scènes d’action, tournées au ralenti (oubliez Peckinpah, pensez plutôt au final de The Shooting d’Hellman), leur conférant une torpeur étrange, un calme contre-nature (il faut voir Madeleine pratiquer le ju-jitsu sur deux policiers qui ne s’attendaient pas à tomber sur une telle furie : quinze secondes dans la réalité, quatre minutes à l’écran).
Ensuite, pour des raisons plus commerciales qu’avant-gardistes, Bo Arne Vibenius insère des gros plans de pénétrations lors des scènes où Madeleine se plie aux fantasmes de ses clients (en 1973, il fallait oser : Gorge Profonde et Derrière la porte verte n’avaient qu’un an). Les comités de censure en perdirent la tête, mais la démarche laisse perplexe : ce sont les seuls plans inutiles du film, le visage de Christina Lindberg se suffisant à lui-même. On chipote, tant cet écart reste anecdotique. D’autant que, contrairement à bien des réalisateurs suédois, Vibenius n’est ni un méchant ni un sadique.
La conclusion de Thriller – A Cruel Picture aurait pu annoncer une saga (qui ne verra jamais le jour), à l’instar de Lady Snowblood, Django ou Mad Max : Madeleine, guerrière de cuir et camée jusqu’au manque, file vers son destin, au volant d’une voiture de police, en plein soleil couchant, désormais outlaw aux yeux du monde, enfin libre.
© Jean Thooris