Friedkin Uncut de Francesco Zippel (by Jean Thooris).
C’est un William Friedkin étonnamment humble que nous présente le documentaire de Francesco Zippel. Comme si le récent adoubement mondial envers le cinéaste de L’Exorciste obligeait ce dernier à montrer patte blanche, voire même à démythifier l’importance d’un film aussi légendaire que To Live and Die in L.A. On se souvient d’un Friedkin, au début des années 90, particulièrement réfractaire au cinéma hollywoodien, critiquant violemment le travail de ses collègues, sans néanmoins se positionner au-dessus de la mêlée (pourtant, il en avait le privilège). Aujourd’hui, et cela depuis quelques années, Billy est très révérencieux envers les nouvelles générations de cinéastes : il admire Damien Chazelle et Darren Aronofsky, il s’entretient avec Tarantino et Winding-Refn, il canalise sa colère… Comment expliquer alors l’incroyable ironie de ses deux derniers films, Bug et Killer Joe ? Leurs irrévérences ? Leurs façons de dire « fuck you » à l’industrie hollywoodienne ?
Sur un mode assagi, Friedkin reste un volcan en attente d’une éruption. Et il faut patienter jusqu’aux dernières minutes du documentaire de Zippel pour que Billy se lâche enfin, pour qu’il envoie valdinguer les festivals du monde entier et leurs compétitions, pour qu’il juge inadmissible que La Dolce Vita soit aujourd’hui moins apprécié qu’un énième film Marvel. De même, lorsqu’il refuse d’endosser la position d’un artiste pour se revendiquer tel un simple travailleur, et lorsqu’il minimise l’importance de son œuvre, il y a, bien sûr, beaucoup de malice chez lui : Friedkin est évidemment conscient de l’insoumis To Live and Die, du choc L’Exorciste, de la perfection Sorcerer, de l’influence prédominante de ses films sur au moins trois générations de cinéastes américains (Fincher, Tarantino, Nolan, la série True Detective).
Le documentaire Friedkin Uncut nous présente ainsi un grand maître souvent éloigné de la haute qualité de ses films. Mais Friedkin a toujours fonctionné ainsi : insatisfait, frustré, dépressif au moment de Rampage, citant Resnais et Fellini pour mieux rabaisser son propre travail. À un journaliste de la revue Starfix, en 88, qui lui disait à quel point l’introduction de To Live and Die était géniale, Friedkin lui répondait par une phrase lapidaire : « des clichés, rien que des clichés ».
Le documentaire de Zippel, qui ne creuse malheureusement guère loin, ne soumet pas Friedkin à ses nombreuses contradictions, donc à l’origine de son génie : perfectionniste qui se cantonne à une première prise, auteur « commercial » n’ayant tourné que des films totalement éloignés des modes (jusqu’à créer le scandale avec Cruising, chef-d’œuvre trop en avance), rejeté par l’industrie après l’échec commercial de Sorcerer (son plus beau film) mais refusant de vendre sa peau dans des projets impersonnels, soucieux de cartonner au box office mais incapable de tourner des histoires auxquelles il ne croit pas… Friedkin l’insoumis, le bagarreur, le faux sage : des sujets que le documentaire ignore – pour inversement un peu trop dupliquer l’autobiographie du cinéaste, superbe Friedkin Connection paru en 2014.
À deux moments de Friedkin Uncut, Billy délivre les clefs de son cinéma – mais Zippel ne rebondit pas sur ces offrandes en or. D’abord, en parlant de Citizen Kane, Friedkin confirme l’hypothèse : l’auteur de L’Exorciste ne doit rien à la mise en scène d’Orson Welles, mais il comprit, face à Kane, que le cinéma pouvait sonder l’âme humaine (dans toutes ses complexités). Le cinéma, un miroir du cerveau. Une radioscopie de la pensée.
Ensuite, abordant la question du réalisme dans ses films, Friedkin proclame ne s’intéresser au réel qu’à la seule condition de pouvoir l’utiliser afin de construire un univers à part. Or, toute la puissance de l’œuvre friedkinienne se trouve ici, dans ce nerf, dans cette ambition : la réalité se fissure parfois au contact du fantasme, des obsessions, des instincts primitifs, mais il est impossible de dissocier le songe du concret, l’onirisme du trivial, le cauchemar d’un réel plus glauque encore – tout se confond, se rejoint. Meilleur exemple de cette bataille opposant la réalité à sa déformation purement mentale : l’épisode Nightcrawlers, pour la série The New Twilight Zone, tourné par Billy en 85, qui diagnostiquait violemment le cas d’un ancien Viet-Vet pourchassé par son ancienne escouade morte au combat puis ressuscitée en zombies hargneux. William Friedkin doit effectivement beaucoup à Fellini et Antonioni. Un point important, crucial, que Zippel ne développe malheureusement pas : comment Friedkin, en détruisant les schémas hollywoodiens basiques, cherche-t-il à façonner un univers perceptible, tangible, mais qui vacillerait sous la prédominance de la pensée macabre, jusqu’au réel faussé – pas un hasard si Friedkin adore Dario Argento, présent dans le doc.
En développant ce point, Francesco Zippel aurait pu justifier cette évidence : plus que Scorsese, Coppola, De Palma et Spielberg, William Friedkin est le plus grand cinéaste de sa génération.
© Jean Thooris