Août 1988 : Fandango – Kevin Reynolds.
De toutes les productions Spielberg issues des années 80 (sous le nom Amblin), Fandango s’impose comme la meilleure (avec Gremlins). Sans doute car le premier film du démiurge Kevin Reynolds prenait le revers du moule spielbergien d’antan.
Se souvenir (ou pas) d’une décennie où les ados imposaient leurs extravagances débiles, où le concept du cinéma américain se resserrait autour de la notion familiale, du révisionnisme historique et du mythe Peter Pan. Steven Spielberg, que nous aimons cependant beaucoup, semblait en pleine contradiction avec lui-même : il se frottait, pour la première fois en tant que metteur en scène, à un cinéma « adulte » (La Couleur Pourpre), mais, sous la casquette producteur, donnait carte blanche à des machineries impersonnelles (les mauvais Retour vers le futur, The Goonies ou Le Secret de la pyramide) dans lesquelles l’adolescent frimeur donnait la leçon aux adultes paumés. Spielberg soldait le compte de ses idées, qu’il confiait à des cinéastes aussi mercenaires qu’anodins (Zemeckis, Donner, Benjamin), pour mieux, croyait-on, tirer un trait sur le joug de l’enfance et envisager la décennie suivante, les 90’s, sous l’angle d’un cinéma assez marqué par la morale du plan – en fait, il fallut attendre les années 2000 pour constater la réussite de ce revirement théorique.
Fandango, inversement à 90% des productions Spielberg 80’s, ne provient pas d’une idée qui aurait germé dans l’imagination du cinéaste de Jaws, mais d’un jeune étudiant à l’USC, Californie. Kevin Reynolds, en 85, est connu pour avoir signé le script belliqueux de L’Aube Rouge, navet anti cocos d’un John Milius en pleine crise patriotique (script renié par Reynolds, qui réfutait les tendances fashos du cinéaste de Conan). Une bleusaille néanmoins détentrice d’un court-métrage qui attire l’attention de Spielberg (ce court, nommé Proof, se focalise, au plan près, sur la scène du saut en parachute de Fandango). Steven offre carte blanche à Reynolds pour un premier long ! Franco ! Et puis la poisse…
Renié par Spielberg avant même la distribution du film aux États-Unis en janvier 1985 (l’accroche « Steven Spielberg present » n’est pas inclue au générique), Fandango est un bide américain… mais un objet culte en France. Inédite à cette époque en salle parisienne, l’œuvre de Reynolds, découverte par la critique durant le Festival de Deauville 85, provoque les louanges. On parle de la naissance d’un futur grand, d’un regard mélancolique, proche de Cimino, sur la fin du rêve américain. Finalement, Fandango sort en France, en catimini (euphémisme), en… août 1988 – durant une semaine et dans trois salles, guère plus. Chef-d’œuvre invisible. Abandonné par son distributeur français qui entendait exploiter cette Bringue d’enfer (titre français nul) pour mettre en avant le nouveau Reynolds, La Bête de guerre, premier film de guerre se déroulant en Afghanistan, prévu en septembre de la même année – et qui allait traumatiser la critique.
Avant Internet et la facilité DVD, Fandango pouvait se découvrir sur les chaînes câblées originelles (souvenir ému d’une vision, en 91, sur l’ancêtre de Ciné+ Club). Et en vidéo VF, en cherchant bien…
Comment expliquer le rejet Fandango (par la presse américaine) ? Banalement car le film de Reynolds montrait une bande de jeunes bacheliers (dont Kevin Costner, dans son meilleur rôle) qui préférait fuir sur les routes, célébrer la fin de l’adolescence, plutôt que de se courber face à l’Oncle Sam et partir combattre puis crever au Vietnam. C’est que Fandango, inversement aux productions Spielberg d’alors, ne se situe pas en 84 ou 85 mais le 15 mai 1971 (jour du diplôme de Reynolds, et moment où il faillit être incorporé dans l’armée, en pleine guerre). Les camarades de Fandango traînent le Vietnam en eux. Ils profitent des derniers instants d’une jeunesse bientôt perdue, en sachant que ce geste est dérisoire (l’une des significations du mot fandango). Ils sont totalement indécis quant à leur futur : déserter, partir combattre et mourir, se marier pour échapper à l’incorporation ? Et cela, le public et la critique US, persuadés que l’adolescent s’assimilait à un bon patriote (époque Reagan oblige) ne pouvaient l’encaisser.
Fandango arrivait trop tôt. Car le film de Reynolds est une introduction parfaite au Platoon d’Oliver Stone qui allait bouleverser l’Amérique deux ans plus tard. Stone, que l’on aime ou pas son film (autre débat), touchait le cœur sensible du yankee en lui rappelant que la guerre du Vietnam était sale, abjecte, traumatisante. L’Amérique, qui se pensait héroïque, prenait soudainement conscience de son échec. De la mise à mort stupide de toute une génération. Changement d’époque, de mentalité, de gouvernement…
Fandango peut également se voir comme une anti production Spielberg 80’s. Une réplique, balancée par Judd Nelson à Costner, clarifie la situation : « on n’a pas tous les jours vingt ans, Peter Pan ! ». BOUM : en pleine face des Goonies et de Marty McFly ! On comprend la réaction houleuse de Spielberg…
Le dernier plan, d’une beauté magique, est pourtant encore plus spielbergien que tout E.T. : Kevin Costner, qui vient de prendre la tangente, regarde, fasciné, en haut d’une colline texane, des lumières citadines en train de s’éteindre, avant de porter un toast à sa jeunesse, et disparaître dans le fondu enchaîné du générique final. Rarement avait-on vu une ode aussi poignante aux derniers moments de l’adolescence. Rarement film n’avait si bien montré l’éphémère de l’innocence. Chez Reynolds, les restes d’enfance, face à l’obligation de suivre docilement les ordres, s’évapore. Littéralement. Pureté du plan. Symbole de fuite ou de mort inéluctable.
Fandango est une danse d’adieu où chaque séquence se désintègre au profit de la suivante. Face à l’instantanéité d’une jeunesse qui se permet une bringue d’enfer (la dernière), le film enregistre, avec une mélancolie voulue, le revers nostalgique de sa précédente action. Exemple maussade : après ses péripéties vécues lors du saut en parachute, Phil (Judd Nelson) contemple un polaroid immortalisant son atterrissage périlleux. « À force de regarder cette photo, tu vas finir par l’effacer », lui dit Gardner Barnes (Costner). C’est que Phil vient de prendre conscience d’un grand moment terminé dont-il ne reste maintenant qu’une photographie pour se rappeler. Le temps défile trop vite dans Fandango : l’extase et l’aventure se changent instantanément en souvenirs. Passé perdu, futur incertain, présent qui se dérobe.
Kevin Reynolds était le plus spielbergien des cinéastes de sa génération (facile d’imaginer l’enthousiasme de Steven face à Proof). Sans doute un peu trop : si Fandango et La Bête de guerre confrontaient l’idéalisme individuel aux soubresauts politiques (Vietnam, Afghanistan – autrement dit : la guerre), les autres films de Reynolds, inversement à ceux de Spielberg, perdirent en maturité, jusqu’à jongler avec une naïveté obsolète. Dommage…
Mais Fandango ne se terminait-il pas sur la fameuse chanson de Blind Faith, “Can’t Find My Way Home” ? Un titre qui résumait déjà l’anachronisme temporel des deux Kevin (Reynolds et Costner) : à trop prêter allégeance au passé, on s’exclue des modes. Jusqu’à perdre contact avec les nouvelles doléances de son propre pays puis finir rejeter par l’Oncle Sam…
© Jean Thooris