Journal d’un confiné à mer – Jour #2.

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© Matthieu Dufour


J’aime ces premières heures volées à la violence du monde. Un thé vert birman de chez Mariage Frères, pieds nus sur la rosée du matin, quelques précieuses minutes de méditation face à la mer avant que la maison ne s’éveille et n’engloutisse mes derniers espoirs d’un monde sans bruit. J’aime ce sentiment de plénitude, de force sereine, cette impression que je serai plus fort que cette saloperie qui envahit la terre. Dans mes AirPods Pro, une compilation de fin du monde où le Requiem enlace les Doors.

Nous avons bien fait de quitter Paris : je ne me lasserai jamais de cette mer infinie qui étire sa sagesse ancestrale et nacrée vers l’horizon. Nous serons mieux ici pour continuer la lutte. Chacun se bat avec ses armes, chacun prend sa part du fardeau. Je voue une admiration sans bornes aux soutiers de la société qui tutoient la mort au péril de leur propre vie. Infirmières, caissières, livreurs, médecins : je veux écrire leur combat féroce, intense, déséquilibré. Je veux me faire le porte-parole de ces héros modernes, de ce moment singulier, inédit, unique, incroyablement fertile. J’espère que cela durera assez longtemps pour en faire une œuvre monumentale, le livre d’une époque, un livre monde qui témoignera de l’effondrement du néo-libéralisme, des derniers sursauts du vieux monde. Je relis Foucault.

Les filles sont réveillées. Elle se défoulent sur la plage, elles sont blondes, belles et leur insouciance me donne envie de pleurer de bonheur. Mais je ne peux pas me permettre, je dois être fort. Marie est allée sur le port chercher des croissants à l’ouverture de la boulangerie avant que les réfugiés ne se massent en foule grondante pour une baguette tradition, une galette et quelques viennoiseries. Je ne vais presque plus au village. Ou seulement la nuit quand je n’arrive pas à dormir. Pas par peur du virus, je suis en bonne santé, jeune, je ne crains rien. Non je fuis mes congénères et leur bêtise, leurs peurs irrationnelles et leurs esprits étroits. Il parait que les locaux se plaignent de notre présence. Ils sont bien contents d’encaisser notre argent sale. Ces cons. Toujours à se plaindre. Ils ne se mettent même pas à leur fenêtre pour applaudir à 20 heures. A la libération on fera les comptes. Je relis Darrieussecq.

Les premiers promeneurs passent devant la maison, attirés comme des mouches par les pins qui la surplombent. A chaque fois le même cirque, les mêmes regards en coin, ils font semblant de ne pas regarder, de ne pas envier ce jardin rempli d’hortensias et de genêts qui donne directement sur la plage. Puis quelques mètres plus loin, les premiers chuchotements suintant la haine du riche et la jalousie. Je suis au-dessus de tout cela. Tout cela nourrit mon œuvre, je dois rester concentré sur mon objectif. Mon journal de confinement sera unique. Je relis Desproges.

J’espère que le technicien SFR passera aujourd’hui. Pas de wifi, pas de Netflix, j’ai besoin de Twitter, de Facebook, de BFM pour nourrir mon récit, j’ai besoin de ces écrans, de ce brouhaha, de ces images, j’ai besoin de voir les hôpitaux saturés, d’entendre les experts se contredire, les incultes donner leur avis sans importance, j’ai besoin de voir toute cette crasse se répandre. J’enfile mes espadrilles, je monte dans la Mehari, je vais aller faire le plein de blanc chez le caviste. Je relis Slimani.

Deux nouveaux exilés dans la maison. Fred et Emma ont réussi à tromper la vigilance molle des forces de l’ordre et nous ont rejoint cette nuit. Je vais les laisser dormir un peu, se remettre de cette fuite improvisée avant le confinement total. Eux aussi prennent le maquis. Comme nous ils ont entassé rapidement ce qu’ils pouvaient dans le coffre du Cayenne et bravé le danger et les contrôles à la nuit tombée pour gagner cette Bretagne où l’âme de la Résistance commence à planer à nouveau. Je relis Vercors.

J’ai sorti et nettoyé le Weber, Marie a fait le plein de grillades, quel temps magnifique, le printemps en hiver. Dans cet eden de douceur iodée et de fraicheur végétale, rien ne pourra nous atteindre.

Rien ne pourra m’empêcher d’écrire le chaos du monde.

De décrire le KO de l’immonde.

Rien.

Il fait si doux.

Je vais aller me baigner.

Prenez soin de vous.

#StayAtHome


© Matthieu Dufour


Pastiche inspiré des publications de Leïla Slimani dans Le Monde et Marie Darrieussecq dans Le Point.


 

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