Avril 1996 : The Addiction – Abel Ferrara.


Carlotta Films édite en Blu-ray l’indispensable The Addiction, chef-d’œuvre primitif et barbare d’Abel Ferrara.

Lorsque The Addiction sort en France (1996), c’est une claque : Ferrara, à sa façon rap pasolinien, y revisite le mythe du film de vampire dans un noir et blanc aussi réaliste qu’esthète. Étudiante en philo, Kathleen (l’icône Lili Taylor) se fait mordre par Annabella Sciorra, et c’est parti pour 1h20 de folie géniale, cramée du cerveau, où se croiseront pêle-mêle Nietzche et Mỹ Lai, Burroughs et Troisième Reich, Sartre et Schoolly D. La majorité de la critique française acclame l’objet (Les Cahiers, Libé, Les Inrocks) mais, bien trop confidentiel, le film devient très vite l’un des moins vus de Ferrara – jusqu’à présent, il fallait se contenter d’un import DVD anglais. Il s’agit pourtant d’un de ses meilleurs !

The Addiction se situe au moment où Ferrara s’extrait de son habituel cercle de fanatiques pour répandre la bonne parole en haut comité : Bad Lieutenant, Body Snatchers et Snake Eyes, ses trois précédents films, en sus de concourir à Cannes ou se dévoiler à Deauville, permirent au cinéaste d’accéder à une cohérente notoriété d’auteur (du moins, en France). Époque également où l’œuvre ferrarienne ne s’ancre, grosso modo, qu’autour du thème de la dépendance puis de la crucifixion qu’elle entraîne chez ses principaux martyrs : la dope pour le Bad Lieutenant, l’adultère pour le metteur en scène Eddie Israël de Snake Eyes, le trafic de poudre pour Frank White (The King of New York), le meurtre pour la Zoë Lund de L’Ange de la vengeance… En soi, The Addiction, rien que par son titre-programme, pourrait surexpliciter l’enjeu de l’accoutumance hier cher à Abel : Kathleen se fait des shoots de sang (avait-on déjà vu cela !?), elle vomit, se contorsionne, s’enferme prostrée chez elle pour lutter contre le manque. The Addiction s’arrêterait là, ce serait déjà l’un des films parmi les plus éprouvants jamais consacrés à une vie de junkie. Sauf que l’inspiration d’Abel, dans un maelström de hurlements et d’ahurissantes citations déversées à torrents (Kierkegaard, Baudelaire, Heidegger !), outrepasse à la fois la réactualisation du mythe vampirique ainsi que l’allégorie toxico pour déployer son nihilisme au-delà des neuf cercles de l’Enfer.

Le film débute par Kathleen en train de regarder un documentaire sur le massacre de Mỹ Lai au Vietnam. Elle ne comprend guère pourquoi toute une nation ne fut pas jugée pour de telles atrocités, mais son incapacité philosophique à déterminer la part maléfique inhérente à l’être humain se double d’une réelle fascination pour les images qu’elle vient de voir. Comme si la stupeur provoquée par la gratuité de ces meurtres renvoyait Kathleen au rang d’une simple spectatrice en attente d’apprentissage. Car chez Ferrara, l’image est également une drogue dure qui conduit au déséquilibre ou à la révélation mystique (Snake Eyes, The Blackout, Mary). La mise en scène d’Abel, d’une élégance époustouflante, insiste sur la lumière de l’écran qui envahit, possède le visage encore estudiantin de Kathleen. Le paradoxe étant que cette lumière révélatrice obligera ensuite le personnage à fuir le soleil et à vivre claquemuré : Kathleen devra passer derrière l’écran et devenir active pour adopter l’idée que le mal est inné, tel un chromosome, et que toutes ses recherches philosophiques ne vaudront rien sans avoir vécu par soi-même l’expérience du primitif.

Le script de Nicholas St. John enchevêtre ces éléments (vampires, came, religion, philosophie) dans un brouhaha dont Ferrara n’a cure. En grand cinéaste, il conçoit le scénario de The Addiction comme un parchemin qui dicterait ses orientations de mise en scène. Voire même : Ferrara semble constamment utiliser l’histoire de The Addiction telle une matière sonore et visuelle qui prendrait à défaut les intentions initiales de St. John – comme il le fera dans le film suivant, The Funeral. Ainsi des innombrables citations philosophiques qui auraient pu alourdir le film : plus The Addiction avance, plus la logorrhée estudiantine se recouvre de pleurs d’enfants, de cris ancestraux et de phrases dégluties. Un déversoir verbal que Ferrara se réapproprie afin de montrer le parcours d’un personnage qui partirait d’une trop haute allégeance envers les mots, avant qu’un réel brut n’annihile cette existence axée sur l’apprentissage du savoir et ne le renvoie qu’à une sauvagerie instinctive (le final évoque Zombie de Romero). The Addiction : de la civilisation forcée à la jouissance d’un comportement bestial – Kathleen irradie de beauté à mesure qu’elle délaisse les cours de philo pour préférer convertir ses proches à la véritable nature humaine.

À la limite, la sonorité des mots est plus importante pour Ferrara que leurs sens. Grand film à écouter : les rues de New York et leurs discussions chaotiques, les cris d’enfants surgissant des couloirs hospitaliers, la voix de Christopher Walken s’adressant à Lili Taylor (« You understand nothing ! I show you what you are »), la musique rap aux alentours des quartiers, les ambiances flippantes de Joe Delia, le fameux conseil d’Annabella Sciorra (« Look at me and tell me to go away »)… Oui, vraiment : ce film est un chef-d’œuvre !


© Jean Thooris


The Addiction – Abel Ferrara


Publicité