Mars 1979 : Le Navire Night – Marguerite Duras.

Voir ou revoir aujourd’hui Le Navire Night, quarante-trois ans depuis sa sortie, procure toujours un sentiment d’inquiétude très vite balayé par un abandon hypnotique – que l’on connaisse ou non la trace écrite qui sert de matrice, pour ne pas dire de condition, à la mise en forme particulière du film.
Le Navire Night, c’est d’abord une rencontre entre Marguerite Duras et J.M. l’homme jeune des Gobelins. Celui-ci lui relate une histoire trop incroyable pour ne pas se retrouver gravée comme de la pierre à l’écrit, histoire que l’écrivaine consigne au magnétophone avant de la retranscrire en texte en février 78 puis, de façon définitive, en juillet de la même année au moment de lancer le tournage du film. Histoire de passion déraisonnée, de folie aussi, quand bien même les moments décrits par J.M. se confondraient ou les jours et les lieux perdraient leur chronologie : un samedi, la nuit, J.M., vingt-cinq ans, est de permanence dans un service de télécommunications, il s’ennuie, compose certains numéros de connexion du gouffre téléphonique, une voix féminine lui répond, celle de F., début d’une histoire d’amour sans images, sans rencontres, une histoire d’images noires. Duras demande à son inspirateur de publier ce texte puis, étrangement, peut-être plus tard, en faire un film.
Pourquoi Duras souhaitait-elle expressément ajouter du cinéma à ces mots ? Peut-être car à cette époque, l’écrivaine se consacrait autant à la littérature qu’au cinéma, et que pour elle le cinéma, art mineur, pouvait ou pourrait apporter un « plus » aux mots, à la musique des mots – geste durassien en connivence avec le Godard et les Straub des 80’s, également un peu avec le Jarmusch de Paterson en 2016.
Or, dès le premier jour de tournage du Navire Night, en compagnie de Benoît Jacquot et des acteurs Bulle Ogier, Dominique Sanda et Mathieu Carrière, le doute : le film vient trop tard car l’écriture a déjà tout raconté, cet ajout d’images ne servirait qu’à distancier le spectateur de l’histoire de J.M. Et comme chez Duras, on le sait, les mots détiennent une suprématie sur les images, difficile effectivement de concevoir comment le cinéma aurait pu « illustrer » cette liaison secrète, au téléphone, la nuit, sans précisions temporelles valables (combien de temps dure l’histoire ? Trois ans ? La chronologie racontée par J.M. étant emplie de brusques « noirs » et d’indications douteuses, on ne saurait dire).
À l’origine, Duras souhaitait filmer une lecture du texte en tête-à-tête avec Benoît Jacquot, pendant que les comédiens, dans une mise en scène assez proche d’Une Sale histoire d’Eustache (77), deviendraient auditeurs subjugués par le récit conté – ne pas demander à Duras, du moins en 78, la fiction d’un texte, Les Enfants attendront. Échec : cela obligerait le spectateur à trop regarder celle ou celui qui raconte (Duras et Jacquot) plutôt que d’entendre ce qui se dit. Les images prendraient le dessus sur les mots, sur le mot, et le simple fait de regarder conditionnerait à moins écouter.
Duras choisit alors d’ouvrir Le Navire Night et d’y laisser entrer le hasard présent : les mots s’articuleront en voix off pendant qu’à l’image défileront, dans de langoureux mouvements de caméra ou bien en plans statiques, les décors du film, le maquillage des comédiens, rues parisiennes ou routes périphériques désertées, vues du Père Lachaise… L’impossibilité de filmer transforme paradoxalement un non-film en manifeste en faveur de la parole, signifiant également la nécessité de « détruire » le cinéma (haut principe durassien) pour que vive le texte de l’auteur.
Car si les premières minutes du Navire Night laissent craindre une matérialisation de l’échec (tout de même : voix off, vide des images), très vite ça prend, ça parle. La parole durassienne, tout en douceur et silences attentionnés, est mise en avant, offerte à nu via le rythme ensorcelant des images (Pierre Lhomme) ainsi qu’à la musique discrète de Carlos d’Alessio. Le film s’écoute. Il agit même à la façon d’un suspense – pour ceux qui découvriraient le texte initial – tant l’histoire retracée regorge d’interrogations, de béances à combler soi-même. Parfois, mais rarement, il y a synchronisation entre images et mots (la partie Père Lachaise), et à la limite cela disperse l’attention puisque le voir se trouve soudainement à égalité avec l’écoute.
Et puis Bulle Ogier et Dominique Sanda, qui jouent le jeu, ou plutôt l’absence de jeu car Duras n’entend les sublimer que par la visagéité – « le visage est une carte », disait Deleuze. Filmées en plein maquillage, les actrices, aussi présentes qu’absentes, permettent aux mots du Navire Night de glisser sur l’enregistrement de la beauté féminine, comme si le visage s’assimilait ici à un espace infini, un territoire inconnu, un hors champs soudainement raccord avec cette voix off semblant surgir de nulle part. Dans son refus de faire du cinéma et sa tentation (impossible, fatalement impossible) de ne montrer qu’un écran noir renvoyant au primitif de la Grotte de Lascaux, Marguerite Duras trouve, avec Le Navire Night, une « Dead Zone » en forme de brèche qui, malgré elle ?, moderniserait les premiers tours de manivelle des frères Lumière via leur ascendant littéraire : comme s’il fallait à Duras rejeter le cinéma pour devenir sublime réconciliatrice – forcément sublime.
© Jean Thooris