Stéphanie Depays – Un puma dans le coeur – Éditions de l’Olivier.

Il y a d’abord ce titre en forme de punchline poétique, Un puma dans le cœur, cette somptueuse fulgurance qui interpelle et promet un mélange de sauvagerie et de tourments, de force et d’émotions. Un titre en provenance directe d’un passé lointain, insoupçonné, des mots signés Anne Dèche, née Décimus le 14 mai 1875, l’arrière-grand-mère de Stéphanie Dupays. Une femme dont la légende familiale transmise de mère en fille raconte qu’elle est littéralement morte de chagrin, le coeur brisé par trop de disparitions et de deuils. Une femme qui aurait suivi son mari dans la mort. Une belle histoire, un romantisme d’antan, à même d’inspirer l’imagination fertile des enfants qui en feront d’autres récits d’apprentissage. Mais la vérité est ailleurs. Vraisemblablement dans un hôpital psychiatrique de Bordeaux où Anne Décimus aurait passé les quarante dernières années de sa vie.
Et puis il y a ces titres de chapitres. Tous plus beaux les uns que les autres qui forment avec celui du livre un poème dépareillé, une carte mentale littéraire à la beauté mystérieuse, surréaliste et envoutante. Chercher ce n’est pas un verbe mais un vertige, Entre les murs où nos coeurs fous cognaient leur sang, Seuls les fous écrivent complètement, … Ces mots empruntés à d’autres écrivains, d’autres poètes, façon de dresser une autre généalogie de l’auteur, cette grande famille qu’elle s’est choisie, celle des manieurs de phrases, celle des conteurs et autres aèdes, des amoureux, des résistants, des combattantes, des filles, des mères, des fils, des frères, tous ceux qui croient encore au pouvoir de l’écrit. Où les siècles pouvaient s’interroger l’un l’autre.
Et puis il y a évidemment cette écriture. Mélange subtil de précision, de rigueur scientifique et d’élégance fluide, d’intime et d’universel, une écriture qui prend par la main et les sentiments pour ne plus vous lâcher, une écriture qui ne sombre jamais dans l’excès ou la démonstration, qui ne se regarde jamais écrire, une écriture traversée d’éclairs poétiques, une écriture qui prend le sujet de la violence psychiatrique à rebours avec une pudeur intelligente et une délicatesse évidente.
Et puis il y a encore cette famille qui, comme la mienne et celle de beaucoup d’autres, a préféré l’illusion rassurante des mythes plutôt à la lumière crue de la vérité, car une famille sans secrets n’est pas vraiment une famille. Cette grand-mère qui se tait ou change de sujet, alors qu’elle sait peut-être. Cette mère et ce père qui ont le « c’est comme ça » facile et refusent de rouvrir d’anciennes plaies à coups de « c’était une autre époque ». Et cette fille, qui comme tous les enfants a fouillé les maisons de famille pour tromper un ennui estival. Qui comme moi a ouvert les portes grinçantes des vieilles commodes. Qui comme vous a arpenté des caves sombres la trouille au ventre. Dans des pièces aux lourds volets clos, cette fille a soulevé des matelas poussiéreux et des piles de linge bien plié à la recherche de bijoux, d’armes ou de lettres d’amours adultérines. Cette femme à la vie quasi-schizophrénique, avec d’un côté Paris, le cocon, les livres, les amis, les sorties, le futur, et de l’autre, le berceau de cette famille « ratatinée », la vie simple de la campagne, le passé, le silence paysan et le soleil qui flamboie, les haricots équeutés entre mère et fille sur la table de la cuisine.
Et puis il y aussi cette quête de la vérité. Une quête longue, par moments empêchée par les non-dits et le refus de collaborer de ses proches, cette quête qu’elle mène avec la rigueur scientifique d’une ‘résolveuse’ d’énigmes opiniâtre et déterminée. Une quête qui la promène de percées soudaines en culs-de-sac déprimants. Une quête qui résiste, et donc s’écrit comme pour faire sortir la vérité de sa tanière. Une quête qui se rappelle à elle quand elle ne s’y attend plus. Une mission professionnelle qui la conduit droit dans la gueule du monstre qui a englouti son aïeule. Une quête faite de déceptions douloureuses et de joies éphémères. Et de révélations : non, elle n’est pas la première de sa famille à écrire. Son arrière-grand-mère a noircit des pages et des pages de lettres à ses médecins, de demandes de remise en liberté, de poèmes sauvages, de récits de captivité, de mots bruts, de mots de survie. Et c’est peut-être sa voix qu’elle entend parfois, voix dont elle se ferait la porte-parole.
Et puis il y a ce saisissant panorama du monde psychiatrique d’avant. Celui des aliénistes stars, des chercheurs fous, celui des électrochocs et autres traitements destinés à débarrasser les malades de leurs visions, de leurs voix, de leurs pulsions. Cette époque où l’on enfermait les gens contre leur gré, pour les protéger d’eux-mêmes et protéger la société. Ce monde où l’on provoquait des comas diabétiques en pensant qu’au réveil les aliénés seraient redevenus des gens « normaux ». Cette époque où l’on laissait mourir de faim ou de maladie les enfermés, les invisibles. Comme les prisonniers d’une autre guerre qui ne dirait pas son nom. Cet univers raconté sans pathos, sans fioritures inutiles, mais avec détermination et une froide colère rentrée.
Oui, il y a tout cela dans le formidable livre de Stéphanie Dupays, et bien plus encore. Une histoire belle et forte, qui nous confronte à nos propres tourments généalogiques, à nos propres failles transgénérationnelles, à ces bagages que l’on trimballe bien malgré nous, à nos secrets qu’ils aient été révélés ou non, à nos enfances et à nos fantasmes, à nos chasses aux trésors familiaux, à tous ces silences complices, embarrassés, et parfois plus bavards qu’ils ne paraissent, à nos liens, pleins ou déliés.
Un livre dont la puissance hantera longtemps le lecteur. Comme ces quelques vers au détour d’une page qui ne quittent déjà plus ma tête…
« La peur m’a mis son poing dans la gorge
Soudain tout tremble
Ça tournoie
Je voudrais poser mes pieds
sur un sol
stable«
© Matthieu Dufour