#2 – La Nuit
C’est la musique que j’entends lorsque ça arrive.
Cliquer là et lancer le track 3 : http://www.hartzine.com/la-nuit-desert-television/
Réveillé, effondré dans les escaliers, soleil chaud dehors, train d’Asnières, écriture et pensée automatiques, traversée du périphérique à pied avec mon sac à dos, petit escalier qui descend sur les bords de Seine. Je suis debout seul, très droit. Les bateaux vont et viennent, très lents, cachant par moment un groupe de trois gamins en forme de squelettes, malades de jouer sous tant de chaleur, et qui se cognent contre un ballon de basket sur le terrain que l’on voit lorsqu’on marche sur le pont de Levallois. Flash. Odeur d’ammoniac. Yeux fermés, cri suraigu. Près de mes pieds, à quelques centimètres, toutes les algues et les choses mortes et les bouteilles de bière et les canettes s’agglutinent sur un petit mètre carré projeté sous mon ombre. Je fixe ça pendant un temps indéfini et soudain, sans notion de cause, je tombe dans l’eau et me retrouve quelque part dans une gigantesque galerie en forme de hangar avec des poutres de fer au plafond. Des gens traversent les couloirs, on passe par différentes salles, l’ambiance générale est froide. Comme souvent, le rêve respecte une forme de suite linéaire avec un début et puis la conscience d’une fin. Pendant que je marche dans les couloirs je me dirige vers une très grande salle. Au milieu, dans la nuit, une sorte de Colisée, une construction cylindrique très haute avec une structure compliquée, des fenêtres, des portes, des balcons et des passages, Babel de gens inconnus, grouillante de monde avec un peu une ambiance de fête. Je sais que je suis à Paris, ce n’est pas dit clairement mais je le sais. Doucement, je monte les marches de la tour. Personne ne m’adresse la parole, personne ne me voit, les gens parlent entre eux, des enfants jouent, des couples s’embrassent ou font l’amour, fument du crack dans des tiges de verre tandis qu’au loin retentit une affreuse sirène qui rappelle le cri des bords de Seine. Le rythme cardiaque s’accélère, je gravis les étages de plus en plus vite dans un sale tournis de gens et de paroles, la sirène forte, très forte, l’hyperacousie et l’angoisse au ventre, l’odeur d’ammoniac encore, le flash et la nausée, et alors, je suis tout à fait en haut, je regarde en bas. Tout autour c’est un gigantesque terrain vague, il n’y a plus personne, je suis complètement seul, je hurle et la sirène me réveille.
J’ai fait deux fois ce cauchemar. Aux premiers réveils, je l’avais complètement oublié. En le reconstituant, sans trop savoir pourquoi, il me rappela un poème de Max Jacob le breton (Quimper) dans un recueil écrit pendant la grande guerre qui s’appelle Le Cornet à dés. C’est un ensemble de textes bizarres, pas toujours très beaux, proches du mouvement surréaliste. Marchant sur les bords de l’Odet, je me souviens avoir lu et relu ça en m’en sentant marqué comme nous marquait la vie d’alors au bas des tours un peu tristes de Kermoysan, dans les relents de soupe d’internat ou dans la claustrophobie des dortoirs, je lisais plusieurs de ces poèmes pour ne rien arranger, le fil tellement décousu, la logique tellement absurde qu’en touchant le subconscient, ils préparaient le canevas dépressif d’où sortiraient bien plus tard un bouquet mort d’impressions difficiles à assimiler. Ce poème donne ceci :
« Quand le bateau fut arrivé aux îles de l’Océan Indien, on s’aperçut qu’on n’avait pas de cartes. Il fallut descendre. Ce fut alors qu’on connut qui était à bord: il y avait cet homme sanguinaire qui donne du tabac à sa femme et le lui reprend. Les îles étaient semées partout. En haut de la falaise, on aperçut à de petits nègres avec des chapeaux melon: « Ils auront peut-être des cartes. » Nous prîmes le chemin de la falaise: c’était une échelle de corde; le long de l’échelle, il y avait peut-être des cartes! des cartes même japonaises! Nous montions toujours. Enfin, quand il n’y eut plus d’échelons (des cancres en ivoire quelque part), il fallut monter avec les poignets. Mon frère l’Africain s’en acquitta très bien, quant à moi, je découvris des échelons où il n’y en avait pas. Arrivés en haut, nous sommes sur un mur; mon frère saute. Moi, je suis à la fenêtre! Jamais je ne pourrai me décider à sauter: c’est un mur de planches rouges. « Fais le tour », me crie mon frère l’Africain. Il n’y a plus ni étages, ni passagers, ni bateau, ni petit nègre: il y a le tour qu’il faut faire. Quel tour! C’est décourageant. »
La nébuleuse qui gravite autour de La Nuit décourage également. La communication autour de l’EP qui sort ce 28 août sur le label Beacon Sound est calibrée pour passer inaperçue. Deux ou trois réponses sur le net, dont un probable auto-référencement pompeux et marrant (« the fantastic new album Desert Television by La Nuit »), des écoutes dispersées et décroissantes à partir de la première chanson, pas d’ambition de diffusion affichée, ou si peu. Ce troisième morceau ressemble pourtant à une jolie pub de compagnie aérienne, mélange d’orgue et de sirène de bateau comme sur le dernier track de Kid A, cheap sex and sad films, la jolie voix à l’accent français qui ne dérangera plus lorsque l’excellent A Singer Must Die sera passé à l’étranger, le combo de l’instrumentiste Peter Broderick (qui commençait à faire de l’ambiant-folk quand Corgan faisait encore du grunge) et de la parolière française avec un nom anglais, Felicia Atkinson. J’ai passé une soirée entière sur le bandcamp de Je suis le petit Chevalier, son projet toute seule. Je ne m’y retrouvais pas entre les noms de labels et de maisons de production. Au milieu du torrent, j’ai écouté An Age of Wonder, un deux-titres je crois, sorti sur la curieuse maison d’édition Shelter Press que la chanteuse co-anime et qui édite des vinyles et des livres d’art. J’ai trouvé ça magnifique.
Ça faisait resurgir beaucoup de choses, et d’abord, ce type de son particulier que les tags des sites de diffusion peinent à circonscrire, Electronica, Ambiant, Mystical, Expe, etc. Johnny Loftus avait réfléchi à cette étrange évolution que La Nuit et Petit Chevalier continuent de faire vivre d’une certaine façon et avait dit de cette mouvance, il y a dix ans, à un moment où peut-être, par un effet de nouveauté, ils intéressaient plus de monde qu’aujourd’hui, qu’ils étaient, je traduis, « bloqués et enfermés dans un combat permanent contre le désir de son, pour en avoir plus, plus et encore plus » (Pitchfork, 2004). Mais toujours plus de quoi ? De brouillage par rapport au canevas mélodique basique ? De liberté commerciale avec ces labels-maison plus ou moins contrôlés par les auteurs eux-mêmes ? Le débat semble porter sur des questions de diffusion et d’audience, pour des groupes de Lo-Fi qui pratiquent une difficile et périlleuse recherche de sens et que l’on retrouve matin, ou des années après, isolés et perdus au monde, séparés de la grande proclamation des talents officiels, langues acides de ce qui est devenu l’authentique contre-culture musicale d’aujourd’hui – contre-culture éminemment élitiste qui s’enfonce jusqu’où la terre culture n’est plus meuble, en terrains de cailloux, là où aucune pelle de critique musicale n’ira les déloger. Parfois pourtant, l’un deux devient soudainement visible. Mount Eerie dont j’ai parlé dans l’article précédent (Atkinson les cite en influence et je ne suis pas surpris), également un groupe que j’avais découvert en Italie et qui s’appelle Minus Story (écoutez le morceau You’re My Air ici : http://www.deezer.com/album/7291093 ).
Enfin, La Nuit et Petit Chevalier m’ont fait repenser à la BO d’Aguirre, La Colère de Dieu de Werner Herzog avec cette longue montée du convoi de conquistadores en scène d’ouverture, le moment lent et laborieux, absolument musical pour une scène de cinéma, la nappe infiniment étirée du clavier qui gomme complètement toute notion de rythme comme sont gommés les pas des Espagnols en une lente procession continue et linéaire sans effet de percussion aucun.
J’ai fait deux fois ce cauchemar. À chaque fois avec les mêmes détails, le petit tas d’immondices à mes pieds en face d’Asnières et puis la grande tour de gens. Une nuit, sur la terrasse d’un bar de Notre-Dame de Lorette, j’avais dit à quelqu’un : « Je cherche à me resouvenir d’un endroit où je suis allé plusieurs fois seul, il y a quelques années ». Silence. Pourquoi est-ce si difficile de retrouver un endroit dans Paris ? « Mais parce que le souvenir est indéfini, je crois que c’était une sortie de métro qui donnait dans une sorte de galerie marchande avec des bars et de la musique, c’était la nuit ». Et qu’est-ce que tu faisais là-bas ? « Je ne sais plus. Je ne sais plus du tout… »
Mathieu Rivalan