To Live and Die in L.A. (Police Fédérale, Los Angeles) : une courbe mortelle (by Jean Thooris).

 

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Culte, maudit, réhabilité, To Live and Die in L.A. ressort en version restaurée. L’un des chefs-d’œuvre de William Friedkin (son chef-d’œuvre ?) est aussi LE polar des 80’s, donc l’un des plus grands films de cette décennie dorénavant fantasmagorique.

Insoumission

En 1986, William Friedkin demeure insoumis. Brisé par les terribles échecs commerciaux de Sorcerer, Cruising et Deal of the Century, blacklisté par l’industrie hollywoodienne qui rechigne dorénavant à frayer avec ce despote névrotique, le cinéaste refuse la facilité du boulot de commande. Au même moment, Coppola et Scorsese, eux aussi triquards suite aux bides de Coup de cœur et King of Comedy, acceptent de se refaire une santé commerciale dans des films de studios qu’ils réussissent néanmoins à se réapproprier (Peggy Sue s’est mariée pour l’un, La Couleur de l’argent pour l’autre). Et avec Police Fédérale, Los Angeles, Friedkin, d’une certaine façon, détient un script capable de surfer sur la vague naissante des « two cops movies » (duo de flics). Initié par la série Miami Vice (enjolivant le concept Starsky & Hutch), ce sous-genre commence à s’imposer auprès des producteurs : Peter Hyams imagine Deux Flics à Chicago (Billy Crystal / Gregory Hines), Richard Donner tourne L’Arme Fatale (Gibson / Glover), Walter Hill écrit Red Heat (Schwarzenegger / Belushi)…

Le canevas de To Live and Die in L.A. (titre original de Police Fédérale, bien plus trouble) pourrait éventuellement se ranger dans cette catégorie puisque le film raconte la traque d’un faux-monnayeur par deux agents des forces spéciales. Sauf que Friedkin, forcément, brise toutes les règles, tous les tabous, et enclenche une descente aux enfers parmi les plus nihilistes de sa carrière (qui comprenait déjà, tout de même, French Connection, L’Exorciste, Sorcerer et Cruising).

Faux-semblant

La première séquence de To Live est un leurre. Une escorte de bagnoles fédérales conduit le président (Reagan ?) vers un complexe hôtelier, le bâtiment étant perquisitionné en vue d’une allocution publique. Les véhicules suivent des lignes droites, de façon très professionnelle, très rompue aux règles de la protection civile. La courbe héroïque se poursuit durant quelques minutes encore, puisque Richard Chance (William Petersen), supposé héros de l’histoire, alpague un kamikaze paré à se faire exploser.

Cette idée de courbe longiligne se brise dès la séquence suivante : Chance se jette d’un pont (mouvement inverse à la valse des bagnoles précédemment vue), harnaché à un filet métallique, à seule fin d’éprouver des sensations inédites. Traduction : ce flic ne suit pas le mouvement attendu, il s’invente une propre ligne de fuite et agit ainsi à rebours du professionnalisme supposé. Mais Friedkin n’en fait guère une tête brulée. Au contraire : Chance est antipathique, manipulateur, dangereux et immoral. Le « saut dans le vide » annonce ainsi un personnage qui « tire sur la corde ». Jusqu’à l’usure et ce moment fatidique où le filet se rompt, où le flic, convaincu par l’immunité offerte par l’enseigne policière, dépasse une limite admise et y laisse sa peau (cas rarissime où le personnage principal meurt dix minutes avant la fin du film, laissant son coéquipier finir l’enquête).

L’escorte fédérale dessinait une amorce de schéma rassurant, une route à suivre, à respecter. L’époustouflante poursuite en bagnoles (au deux tiers du film) – certainement la plus grande de tous les temps – contredit aussi bien les premières images de To Live que le principe même de filature : inversement à French Connection, ce n’est plus un flic poursuivant un criminel, mais un duo fédéral traqué par leurs propres collègues. Le schéma du « two cops movie », ainsi que les repères attendus, explosent d’une manière quasi théorique puisque Chance, cerné par une ribambelle de bagnoles et de flingueurs, décide (entre la vie et la mort) de fuir en s’engouffrant dans une voie… à contre-courant. La poursuite en bagnoles de To Live détermine ainsi l’anticonformisme de Friedkin : prendre le chemin opposé, briser la courbe rassurante.

Durant cette poursuite, un plan sidère : Chance, encerclé, regarde autour de lui afin de repérer le nombre d’assaillants. Le plan suivant est un ahurissant faux raccord montrant l’un de ses ennemis en position inverse. Ce n’est pas l’objet du regard de Chance qui est montré, mais un point de vue neutre, sans cause à effet (dans un axe de caméra en forme d’erreur). Le faux raccord se voit et déstabilise. Il traduit l’absence de perspective, d’espace identifiable, donc l’impossibilité du spectateur à s’identifier à un quelconque regard. To Live and Die in L.A. est une œuvre qui dérange car Friedkin y abolit les frontières : le héros est bien plus criminel que le faux-monnayeur pourchassé, le coéquipier déteste son collègue, les flics sont pris en filature, le personnage principal meurt avant la fin de l’histoire, le criminel (Willem Dafoe) incarne une figure christique en quête de rédemption (et semble bien plus sympathique que Chance)… De même, le nerf de la guerre, ici, concerne le trafic de fausse monnaie : autant dire que les protagonistes ne s’entretuent guère pour une quelconque richesse, mais au nom d’un billet falsifié, d’un papelard sans importance.

Autre trompe-l’œil : To Live se déroule entre le 23 et le 30 décembre. Rien n’indique pourtant l’approche des fêtes de Noël. Le film baigne dans un climat ensoleillé, aucune supposition (hormis les intertitres situant l’heure et la date) ne permet d’enraciner Noël en toile de fond, les personnages sont individualistes et se contrefoutent de la moindre doxa familiale (leur égoïsme les déracine de toute attache – sinon banalement sexuelle). Noël n’est qu’un ancrage lui-même dépourvu d’une quelconque importance : ce monde ne connaît, ou ne respecte pas, la pensée théologique (Friedkin, du reste, est un agnostique convaincu).

Clip macabre

Au cours des 80’s, deux films américains ont particulièrement réfléchi à l’esthétique alors naissante du vidéo-clip : Body Double (Brian de Palma) et donc To Live and Die in L.A. (auxquels nous pourrions ajouter, quoi qu’en plus sournois, Rusty James de Coppola et Les Prédateurs de Scott). Un geste loin d’être hasardeux puisque, avant de mettre en scène ces ouvrages, De Palma et Friedkin, pour la première et unique fois, s’étaient essayés au médium clip : Bruce Springsteen pour BDP (“Dancing in the Dark”), Laura Branigan pour Billy (“Self Control”).

Cependant, là où De Palma, comme à son habitude, organisait un effet miroir (le clip pour Bruce envisageait une fausse capture live), Friedkin, lui, proposait, pour la jolie Laura, une vidéo assez professionnelle, voire conventionnelle. Il semble pourtant évident que les deux cinéastes en extirpèrent certaines leçons, une morale appropriée à l’époque.

Dans Body Double, De Palma réinventait la vidéo “Relax” (Frankie Goes To Hollywood) et plongeait celle-ci dans l’univers de l’industrie porno. Friedkin est moins cynique ou théorique que l’auteur de Pulsions : l’esthétique clip, dans To Live, est une surface ensoleillée, une belle image qui ne saurait camoufler toutes les perversités du monde. Ce n’est pas un mirage mais plutôt une beauté détenant en elle-même (de manière lisible) son pendant démoniaque.

To live and Die in L.A. est une œuvre au carrefour du clip, du biceps américain et de la sensibilité européenne. Le choix de Robby Müller à la photographie (Wenders, Jarmusch) permet à Friedkin d’accentuer cette absence de repères tangibles : le film ressemble à un croisement entre French Connection et Paris, Texas, mais aussi à un clip tourné par l’Antonioni du Désert Rouge, ou bien à du Bertolucci s’essayant au film d’action. Ce petit souffle européen donne consistance (et ambiguïté) à des images qui, prises à part, pourraient s’extraire d’un épisode de Miami Vice. Replacée dans la trouble logique friedkinienne, l’esthétique « aguicheuse » de To Live se transforme en voile, en un rideau déchiré (qui renvoie inconsciemment aux volutes publicitaires des Prédateurs, qui camouflaient le SIDA, le cancer et la vieillesse derrières les oripeaux de l’école pub anglaise).

Tout en puisant dans l’imagerie 80’s, To Live and Die ressemble néanmoins au film le plus anticonformiste de l’époque. Et rejoint, deux décennies en avance, l’ambition de Michael Mann au moment où celui-ci envisageait son ahurissante adaptation cinématographique de la série Miami Vice (choisir le contre-pied, expérimenter autour d’une forme préexistante, manipuler le confort du spectateur).

To Live and Die in L.A., comme plus tard Miami Vice, ne respecte pas les attentes et les lois du genre policier : ce sont des dérives, des voyages pas loin de l’hallucinatoire, des essais qui se moquent éperdument de la narration classique et lui préfèrent la déstabilisation. Des films tournés par des perfectionnistes obsessionnels. Dans le cas de Friedkin, par un grand tourmenté.


© Jean Thooris


 

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