Août 1982 : L’Ange de la vengeance – Abel Ferrara.
Réédition en Blu-ray chez ESC du premier chef-d’œuvre d’Abel Ferrara : L’Ange de la vengeance (ou Ms.45). Qui annonçait déjà l’humanité de son auteur. Et se revoit toujours avec passion. Classique intemporel.
Comme Driller Killer puis The King of New York, L’Ange de la vengeance décortique la première figure ferrarienne : celle du martyr assassin. Pas encore tributaire des drogues (Bad Lieutenant, The Addiction), de l’Art (Pasolini), de la famille (The Funeral) ou du fric (Go Go Tales), le personnage originel d’Abel est un Christ ambigu. Un Christ affirmant que le bien ne se propage que par des actions violentes, par crime et châtiment, par ce qu’il juge être une punition divine donc légitime. Ferrara et son scénariste Nicholas St. John questionnaient un aspect biblique parmi les plus troublants : et si les religions n’avaient-elles pas occasionné autant de mal que de bien ?
Religieusement tourmenté, Nicholas St. John profite du cinéma pour démanteler son lien au Catholicisme. Il écrit des scripts blasphèmes, comme s’il cherchait à se purger d’interrogations honteuses. Comme s’il confessait un doute, une remise en cause de ses propres fondamentaux. L’Ange de la vengeance et The King of New York insistent beaucoup sur l’ambivalence du Catholicisme : dans le premier, c’est un plan, fulgurant, assimilant la croix biblique à un flingue ; dans le second, c’est le spectateur qui s’interroge sur la légitimité de Frank White (financer un hôpital pour orphelins, et pour cela prendre le contrôle du commerce de la drogue, en tuant tous les rivaux).
L’Ange de la vengeance décrit une prise de conscience religieuse extrémiste. Thana, femme muette, est violée deux fois lors de la même journée. Traumatisée, elle entreprend de tuer, avec un M.45, le moindre signe de virilité masculine. Jusqu’au final du film où, habillée en nonne avec bas-jarretelle, elle s’affirme telle une vierge souillée qui serait devenue inquisitrice.
St. John assimile clairement Thana à une religieuse optant soudainement pour l’antéchrist. Le regard d’Abel, à revers des schémas parfois simplets de son script, brouille les pistes, offre humanité à son personnage féminin. St. John est un théologien un peu trop basique, Ferrara, lui, est un metteur en scène qui réinterprète les idées de son scénariste afin d’envisager un portrait d’hommes et de femmes tourmentés. Sans y adjoindre le moindre jugement moral ou religieux. Abel Ferrara aime tellement ses personnages qu’il cherche à comprendre toutes leurs déviances.
Sous l’œil d’Abel, Thana devient une femme brisée dont les actes ne se pardonnent pas. Mais il est impossible de ne pas compatir face à sa détresse. Déjà au sommet de son art, Ferrara privilégie les gros plans sur son actrice Zoë Tamerlis (icône culte, malheureusement décédée en 99 après un shoot de trop). Il scrute son visage inquiet, son changement psychologique, sa terrible perdition puis sa crucifixion. Ferrara souffre pour Thana. Il l’accompagne jusqu’à une séquence de mort qui remue les tripes. Son empathie est bouleversante.
L’identification qu’entretient Abel avec Thana s’exprime aussi par la qualité sonore du film. Thana est muette, mais le traitement de la mise en scène permet de nous faire imaginer ses pensées intérieures. Ferrara n’a nul besoin de s’en remettre à une voix off pour faire sentir le basculement psychologique et physique de son personnage. Le visage de Zoë Tamerlis lui suffit. Jusqu’à cette séquence traumatisante durant laquelle Thana s’amuse à tirer sur son propre reflet puis entend le crépitement des balles. Le spectateur n’est pas distancié de Thana, il gravite dorénavant dans son esprit.
L’Ange de la vengeance est aussi le premier portrait féminin, voire féministe, d’Abel Ferrara. Car si l’auteur de China Girl s’entoure d’acteurs masculins robustes (Willem Dafoe, Christopher Walken, Harvey Keitel) dans des rôles forts et complexes, il reste un cinéaste des femmes. La puissance de Zoë Tamerlis annonce toutes les Madonna (Snake Eyes), Lily Taylor (The Addiction), Drea de Matteo (Christmas), Béatrice Dalle (The Blackout) ou Asia Argento (New Rose Hotel) de cette filmographie ne pouvant concevoir une quelconque supériorité masculine sur le pouvoir des femmes. Abel Ferrara, en 82, était déjà un moraliste inquiet.
© Jean Thooris