Chronique – Philip Kerr – Bleu de Prusse.
Le polar historique, c’est un peu comme la musique « indie » : une production pléthorique difficile à suivre, beaucoup d’excellents techniciens capables de vous tenir en haleine jusqu’à pas d’heure, mais finalement assez peu d’auteurs réellement au-dessus du lot. Des livres comme des objets de consommation, des « page-turners » délivrant un plaisir éphémère (et souvent frustrant) avant d’aller prendre la poussière dans des étagères Ikéa. Seule différence (de taille !) : un type qui maitrise suffisamment la mécanique, l’art de la narration et du cliffhanger peut vivre de sa plume sans être brillant.
Le regretté Philip Kerr (décédé il y a un an) est un artiste qui sait insuffler à ses livres un véritable supplément d’âme et une subtilité pas si courante que cela dans ce registre, comme le prouve sa série consacrée à Bernhard Gunther, Bernie pour les intimes. Une série d’un niveau bien supérieur à la concurrence, toutes époques confondues.
Si la maitrise du décor et du contexte est un pré-requis évident pour ce genre de littérature, le (très) talentueux romancier britannique fait preuve d’une extrême intelligence dans son approche du roman historique. Ne sombrant jamais dans la facilité ou la leçon de morale, le cliché ou la paresse, faisant preuve d’un sens de la nuance qui échappe parfois à ses confrères américains, il utilise avec une grande finesse les pensées troubles et les errances de son personnage principal pour rendre palpable les états d’âmes, les doutes et les envies parfois paradoxales d’une sombre époque.
Toute sa philosophie d’écriture (ou presque) est résumée par l’auteur lui-même dans ces quelques lignes confiées en 2014 au journal Le Monde : « J’essaie d’écrire entre les lignes de l’histoire connue et ne triche jamais avec les faits. Je ne ressens pas de responsabilité, en tant qu’écrivain, autre que celle que je me donne, autrement dit, un devoir d’honnêteté ». La réussite éclatante de ces douze romans si situe là : « entre les lignes de l’histoire ».
Il faut avouer que l’idée de départ de la série est assez géniale : un inspecteur anti-nazi de la Kripo contraint d’enquêter pour/contre les autorités en jouant en permanence avec les règles (policières, juridiques, morales, …) alors qu’en arrière-plan se trame un drame à la dimension inédite. Insolent, désabusé, têtu, malin, drôle, ambivalent (terriblement humain), Gunther navigue en permanence en eaux troubles et permet à Kerr de dresser un tableau stupéfiant et glaçant de l’Allemagne entre les années 30 et 50.
Loin du livre jetable, les intrigues de Philip sont de celles qui peuvent revenir vous hanter longtemps après leur issue, et c’est une fois de plus le cas avec Bleu de Prusse (peut-être le meilleur livre de la série, certainement l’un des plus aboutis et des plus troublants). Il envoie cette fois son (anti)héros enquêter en 1939 sur un assassinat perpétré en altitude, sur la terrasse du fameux « nid d’aigle » de Hitler, pendant qu’en 1956, l’ex-inspecteur de la Police criminelle de Berlin se retrouve en cavale entre le Sud de la France et la Sarre pour échapper à la Stasi.
Intrigue au cordeau, ambiguïté permanente, humour virtuose : Bleu de Prusse est un vrai régal, une lecture jubilatoire.
© Matthieu Dufour
Le pitch de Bleu de Prusse par son éditeur, Seuil.
« 1956. À peine remis des émotions des Pièges de l’exil, Bernie Gunther doit s’enfuir pour sauver sa peau : le marché que lui impose Erich Mielke, numéro deux de la Stasi, est inacceptable. Du cap Ferrat à Sarrebrück, sa cavale héroïque sera semée d’embuches.
1939. Parallèlement, selon une de ces constructions virtuoses dont il a le secret, Philip Kerr nous emmène à Berchtesgaden, où Hitler est attendu pour son cinquantième anniversaire. Quand un ingénieur est assassiné sur la terrasse du Berghof, le nid d’aigle du Führer, c’est la panique : jamais au grand jamais ce sacrilège ne doit être rendu public.
Sommé par le général Heydrich de découvrir, et dans la plus absolue discrétion, le coupable, Bernie Gunther ne dispose que d’une semaine pour réussir. Or personne ne semble disposé à l’aider : Martin Bormann règne en tyran à Berchtesgaden – du moins tant que le tyran suprême n’est pas là – et s’y livre à maints trafics lucratifs alimentés par un réseau bien organisé. Et parmi les proches de Hitler en Bavière nombreux sont ceux qui ont des choses à cacher : ils feront tout pour que l’enquête échoue. Plus Gunther approchera de la vérité, plus sa vie sera menacée. »