6 Février 1985 : Dune – David Lynch.

Dune - Lynch


Diffusion de Dune sur Netflix. L’occasion de redire en quoi ce Lynch échappe à sa prétendue condition de bérézina artistique.

Récemment interrogé par un journaliste du Hollywood Reporter lui demandant s’il irait voir la nouvelle adaptation du livre de Frank Herbert par Denis Villeneuve, David Lynch répondait d’un lapidaire « je n’ai aucun intérêt pour Dune ». À croire que l’artiste, trente-cinq ans après la sortie chaotique de son œuvre maudite, n’a toujours pas surmonté l’épreuve d’un fiasco commercial pour un film qu’il n’aimait guère. Car Lynch, dès Blue Velvet, exprimait sa déception, voire son amertume face aux méthodes du producteur Dino de Laurentiis qui exigea une durée commerciale de deux heures et dix-sept minutes – le cinéaste envisageait un poème abstrait proche des quatre ou cinq heures. De même, en absence du final cut (pour la première et dernière fois de sa carrière), Lynch dut se résoudre aux concessions : il visualisait l’univers d’Herbert en noir-et-blanc (impensable pour un tel budget), imaginait des descriptifs cosmiques pas loin de l’ésotérique (ce qui aurait demandé une heure de film en plus), il conceptualisait une fresque de science-fiction qui exigeait lenteur et contemplation (les batailles, pourtant très présentes dans le montage final, ne l’intéressaient que moyennement)…

Massacré par la presse américaine, Dune, contrairement aux apparences, reçut un assez bon accueil en France. Certes, Starfix, sous la plume de Christophe Gans, taillait le film en pièces (« l’opéra de quat’ sous »), mais Michel Chion, dans Les Cahiers du cinéma, écrivait que « plus qu’un film réussi, qu’il n’est peut-être pas, (Dune est) un beau film ». Première et L’Ecran fantastique acclamaient également la personnalité peu commune de David Lynch ainsi que l’ambition développée dans le cadre de la science-fiction. En salles françaises, le film obtint logiquement un joli succès (avec méprise puisque la campagne publicitaire annonçait Sting, au sommet de sa gloire en 85, dans un rôle important, alors que la présence du musicien à l’écran n’excédait pas les douze minutes).

Avec le temps, Dune est devenu culte. Sans doute car ses qualités comme ses défauts ne changent jamais au gré des visions. C’est entendu : œuvre imparfaite, trop concassée au montage pour pleinement se déployer, Dune, comme l’affirmait à raison Michel Chion, n’en reste pas moins un beau film.

Au rayon échec, les effets spéciaux. Des incrustations visibles, des maquettes dont le trompe-l’œil parait manifeste et qui ne permettent pas au talentueux Freddie Francis de convenablement les éclairer (pour réduire les coûts, les trucages furent réalisés au Mexique, lieu du tournage du film, qui ne disposait évidemment pas de la main-d’œuvre qualifiée). Par contre, les créatures de Carlo Rambaldi (Possession, Rencontre du troisième type) sont magnifiques : le navigateur de la Guilde 3ième échelon et les vers de terre (lynchiens en diable) précisent que l’auteur d’Elephant Man investissait un terrain proche de ses obsessions picturales.

     Autre défaut : les décors. Industriel et fascinant, plein de fumigènes lorsqu’il s’agit de ressentir le berceau des Harkonnens (Lynch souhaitait concevoir tout un film sur la planète Geidi Prime), le style architectural devient égyptien en toc au moment de montrer l’intérieur du palais de l’empereur Shaddam IV (une mauvaise construction du décor oblige Lynch à tourner sous un seul angle, au ras du sol, dans un brouhaha de figurants paumés).

     Mais le principal problème concerne effectivement la durée du film. L’histoire imaginée par Herbert est trop vaste, trop complexe pour tenir en deux heures et quelques. Or, Lynch, on le sait, aime les digressions, les flottements, les « petits riens » de l’existence – impossible dans le cadre d’une superproduction hollywoodienne à 45 millions (chiffre énorme pour l’époque). Le cinéaste doit donc se résoudre à laisser tomber les flashs poétiques pour concentrer toutes les informations offertes par le livre en une durée record. Sur ce point, malgré une dernière heure au rythme trop urgent (à partir du moment où Paul rejoint le peuple Fremen), le cinéaste trouve des solutions assez géniales.

Dune est un voyage saturé de voix off : explications de la princesse Irulan, pensée des personnages, géographie de l’espace dictée par des machines. Les spectateurs de 1985, dont nombreux en France ne connaissaient pas l’œuvre d’Herbert, se sentirent désarçonnés par un tel déluge d’informations. Cette accumulation de paroles permet néanmoins à Lynch de ralentir l’action et d’y apporter une étrange douceur, car chaque orateur (in ou off) susurre les mots, les soupèse – dans Dune, les voix n’atteignent jamais la colère. Le procédé est très gratifiant car sensitif : durant les séquences d’action, l’oreille est attirée par la musicalité des voix, et l’œil se détache du brouhaha visuel (comme si le montage sonore détenait une existence autonome, à l’instar de la séquence où Alia, par l’intériorité de sa voix de sorcière, oblige le baron à s’approcher d’elle, pendant qu’à l’extérieur la bataille entre Fremen et Harkonnen fait rage).

Facile de comprendre ce qui attira Lynch dans l’univers d’Herbert : la création non pas d’un univers mais de quatre planètes différenciées (Arrakis, Caladan, Giedi Prime et Kaitain). À l’écran, faute de temps, le cinéaste en esquisse des particularités (il ne pleut jamais sur Arrakis, par exemple) qu’il aurait certainement développées sur un format plus long. N’empêche que les personnages existent : de la tristesse du duc Leto à l’acceptation messianique de Paul, de la bonne humeur du baron Harkonnen aux tourments du docteur Yueh, Lynch prend totalement le revers de la science-fiction de la fin 70s et début 80s : absence de manichéisme façon Star Wars ou d’émulsions parodiques tendance Roger Corman, pas question d’inventer un univers futuriste prétexte à une histoire de monstre (Alien) ou d’androïdes (Blade Runner) – dans Dune, les conflits sont psychologiques, familiaux, politiques parfois (la gestion de l’épice, émanation de la crise pétrolière de 71).

Les questionnements humains de Frank Herbert n’échappèrent guère à Lynch lorsqu’il découvrit Dune. Dans son esprit, sans doute était-il possible de concevoir une sorte d’Eraserhead dans l’espace, avec toute la latitude imaginaire que permet le genre de la science-fiction. Lynch aime autant 2001 que Persona, et les nombreux gros plans du film insistent sur une forme d’intimité au centre d’un récit galactique. Ne pas oublier que le cinéaste venait de refuser Le Retour du Jedi, précisément car, outre le fait d’appartenir à George Lucas (Lynch serait resté employé), la franchise Star Wars détenait un schématisme incassable.

Enfin, Dune propose de nombreux traits lynchiens que le cinéaste développera ensuite : les visions futuristes de Paul, comme des trouées dans le fil narratif, ressurgiront dans Blue Velvet (toujours dans l’âme de Kyle MacLachlan) mais cette fois sous forme de flashbacks déformés ; la figure du méchant rigolard (le baron Harkonnen) pourrait servir de matrice aux personnages de Bobby Peru (Wild at Heart) et Dick Laurent (Lost Highway) ; les univers parallèles de Dune annoncent les nombreuses dimensions de Twin Peaks : The Return.

Sans les restrictions « tous publics » de Dino de Laurentiis, le troisième film de Lynch ressemblerait aujourd’hui à un croisement entre l’étrangeté d’Eraserhead et la profondeur humaniste d’Elephant Man – avec une dose d’épice, donc de LSD. De nombreuses traces de cette ambition restent visibles dans le produit final.


© Jean Thooris


 

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