Août 1983 : The Evil Dead – Sam Raimi.


J’ai vu pour la première fois Evil Dead en 1985, quelques mois avant la sortie en salle du second film de Sam Raimi (le très cartoonesque Mort sur le grill), en vidéo. À cette époque où les premiers émois cinéphiles se construisaient aussi bien dans les salles obscures que dans les vidéoclubs, Evil Dead était l’une des VHS parmi les plus idolâtrées (avec Zombie et Mad Max), LE film d’horreur qu’il fallait impérativement découvrir, et plutôt deux fois qu’une car sa vision provoquait une accoutumance, cet étrange besoin de le relouer environs une fois par mois (jusqu’à se procurer, pour 60 francs, l’original édité chez Hollywood Vidéo – une VHS qui trône toujours fièrement dans mon appartement).

Cette première vision d’Evil Dead m’avait littéralement coupé le souffle tant les images de Raimi ne ressemblaient en rien aux autres classiques de l’horreur et de l’épouvante que je connaissais alors : dès l’ouverture, avec cette caméra fonçant à toute berzingue pendant que le découpage de Raimi enchaînait les angles biscornus, je me sentais dans un rollercoaster diabolique, dans un pur délire à la jouissance immédiate. La mise en scène de Raimi n’était pas moderne ou postmoderne, elle allait plus loin, plus vite : elle s’affirmait comme mentale, comme si le cerveau de ce jeune surdoué se raccordait directement à la caméra (sur 20 000 volts).

Avènement d’une génération de cinéastes irrévérencieux mais cinéphiles qui cherchaient moins à faire ressentir les émotions des personnages qu’à communiquer l’extase du réalisateur au moment de filmer. Époque des premiers Raimi et frères Coen : Evil Dead, Blood Simple, Mort sur le grill, Arizona Junior et Evil Dead 2 fonctionnaient d’une telle façon que le cinéma d’hier ressemblait à un cadavre à joyeusement violenter, sans tabou, sans condescendance non plus – une manière de filmer dont Quentin Tarantino incarne aujourd’hui le descendant légitime. 

L’originalité d’Evil Dead (et son increvable statut culte) provenait d’un mélange assez archaïque entre tradition (la maison hantée), malice universitaire (le film ressemble à une expérience concoctée par des étudiants en médecine), cinéphilie déroutante (Les Trois Stooges rencontrent La Nuit des morts-vivants) et jusqu’au-boutisme de la démarche (tourner un film gore à condition qu’il soit réellement le plus gore de tous les temps). À trop vouloir pousser le curseur dans le rouge, à trop chercher à rassembler entre eux divers éléments disparates, Raimi obtenait là un parfait concentré d’humour sordide et de violence surréaliste. Evil Dead, c’est vraiment la comédie la plus macabre du monde, mais aussi le gore movie le plus fellinien de tous les temps. 

Le film de Raimi symbolise l’apothéose du film gore en même temps qu’il annonce la décadence du sous-genre. Car en cherchant à extrêmiser le gore, le cinéaste jongle avec le Grand-Guignol, s’approche de la parodie mais s’arrête in extremis. Plus loin serait trop. La surenchère trouve ici une place idéale : selon les visions, on peut rire ou frémir devant le postulat Evil Dead.

Les films sanguinolents 80’s qui suivront l’ouvrage de Raimi partiront du même principe : « faire plus gore que le dernier classique en date ». Or, comment faire plus gore qu’Evil Dead sans tomber dans le pastiche ou la drôlerie assumée ? Re-Animator de Stuart Gordon trouva l’astuce en injectant du malsain dans l’humour, mais il fut le dernier (avec Brain Damage de Frank Henenlotter) à vouloir ne pas abétifier cette délicate fusion entre clins d’œil complices et horreur viscérale – viendront ensuite les premiers délires mongoloïdes de Peter Jackson, trop idiots pour provoquer de la complicité avec le spectateur.

Sam Raimi lui-même, conscient de ne pouvoir outrepasser la finesse du premier Evil Dead, et soucieux de ne pas tomber dans le racolage gore, axera la suite de son chef-d’œuvre sur une forme d’humour… autre. Hilarant par sa bizarrerie, totalement nonsensique, Evil Dead 2 prenait le large des 80’s graveleuses et s’affirmait lui aussi d’emblée, mais pour d’autres raisons, comme un futur classique du cinéma – vu en salle lors de sa sortie en 87, les spectateurs y étaient surexcités, transportés jusqu’à hurler leur enthousiasme à chaque séquence, rendus fous (tel que moi) par les images de Raimi.

Qu’en était-il du « gore sérieux » en ces années 80 assez potaches ? À mon sens, les deux derniers « gore d’auteurs » de cette décennie étaient, et restent, Le Jour des morts-vivants (George Romero) et La Mouche (David Cronenberg), deux grands films qui préféraient l’humanisme et le mélodrame à la profusion de viscères – Hasard ou pas, Romero et Cronenberg, lors de leurs films suivants (Monkey Shines et Dead Ringers), abandonnèrent l’horreur physique pour ne s’intéresser qu’à leurs répercussions psychologiques.

Sam Raimi, bien que ses obsessions soient très différentes de celles de Cronenberg et Romero, tournait Evil Dead avec un surplus qui permet aujourd’hui au film d’échapper à la catégorisation gore ou au délire de jeunesse : l’absolu machiavélisme avec lequel le cinéaste adorait, et adore encore, tourmenter ses personnages. Le point de vue d’Evil Dead, comme plus tard celui du tétanisant Drag Me to Hell, n’adopte pas la position des victimes mais des démons et des sorcières. Et peut-être la jouissance dont fait preuve Sam Raimi au moment de filmer les lentes dépravations physiques de Cheryl (Ellen Sandweiss), puis son insistance à montrer en gros plans les attaques de cette dernière (scène mémorable du crayon dans la jambe), donnent-elles une explication supplémentaire à notre amour jamais démenti pour Evil Dead.


© Jean Thooris


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