La mémoire des disques – Sarah & moi, Sarah émois – Sarah Records 87/95.

La timidité c’est comme la pauvreté, tu as beau un jour sortir avec la plus belle fille du village, gagner enfin de la thune et jubiler en voyant les anciens coqs du lycée sombrer, tu ne t’en débarrasses jamais vraiment. Tu traines toujours avec toi cette odeur, même infime, de lose, de manque de confiance, cette impression d’être un moins-que-les-autres, un marginal qui laisse systématiquement le passage à l’héritier ou au mâle alpha, et en s’excusant Tu ne vis même pas dans cette marge flamboyante auréolée de rébellion et de coups d’éclats. Dans ta marge à toi, pas de place pour les grandes gueules et les exploits. Ta marge est à l’ombre, dans ce crépuscule brumeux, poisseux, cet entre-deux permanent. Pas assez beau pour plaire, pas assez moche pour te cacher. Pas assez brillant pour impressionner, pas assez stupide pour ne pas t’en rendre compte. Pas assez riche pour te la jouer, pas assez pauvre pour te plaindre. Alors tu frôles les murs, tu affectionnes les recoins, les zones en friche, le clair obscur, les camaïeux de gris et les nuances. Et les gens comme toi. Ceux dont les filles font leur meilleur ami mais jamais leur meilleur amant. Ces filles à qui tu répètes : « If you need someone to tell you everything is gonna be all right, I can do that, I can do that… », en espérant qu’un jour elles te regardent comme elles regardent l’autre. Alors tu contemples le monde qui s’effondre sans rien faire d’autre que de griffonner quelques mots sur un carnet. Tu observes les autres vivre et avaler tout ce que l’ogre capitaliste leur présente. Parfois même tu deviens cynique, la faute de cette putain de lucidité. Pourtant, au fond de toi la tendresse et l’envie de vie attendent leur moment. Au début des années 80, tu as espéré. Tu pensais que la victoire du PS (Parti du Spleen) ouvrirait de nouvelles perspectives. Tu faisais partie d’une grande communauté, un nouveau vent musical se levait de l’autre côté de la Manche en même temps que l’idéal socialiste était déjà douché. Mais la gueule de bois ne tarda pas : trahison des idéaux et des promesses. Plus la décennie avançait, plus les productions devenaient bouffies, confites dans leur propre auto-satisfaction, sombrant dans la parodie, la facilité et le mercantilisme. Même les Smiths avaient laissé tomber l’affaire. Et si les premiers pas en solo de Morrissey nous rassuraient (enfin un compagnon de route de nos nuits blanches qui ne nous lâcherait pas tout de suite), si le RPR (Rassemblement des Preneurs de Râteaux) et l’UDF (Union des Délicats et des Fragiles) avaient gagné une bataille, ils ne tarderaient probablement pas à nous trahir à leur tour. Il ne fallait pas rêver, nous étions nombreux mais pas belliqueux, furieux mais pas spécialement courageux ; jamais nous n’aurions pu lever une armée. Nous allions donc encore devoir nous débrouiller seuls, avec les moyens du bord. Et nos propres limites.
Dans cette dernière partie de la décennie, même moi je me laissais aller. J’avais pourtant réussi à séduire la plus belle fille du village. Mais que faisais-je de cette victoire sur moi-même ? Rien, j’aspergeais cette relation déjà déclinante d’alcool et de mauvaise foi. De méchanceté gratuite et de lâcheté. Je voyais l’avenir arriver, cette pression de la vie active, cette sommation de payer enfin mon dû à la société. Devenir adulte ne me faisait pas du tout envie. Du tout. Alors je faisais n’importe quoi. Heureusement il me restait la musique. Et si une bonne partie de mes amours de jeunesse se vautraient dans des stades bondés et un lyrisme écoeurant, préparant l’arrivée de hordes de guitares crasseuses, de jeans déchirés et de cheveux gras, des résistants avaient décidé d’agir et de reprendre le flambeau. Novembre 87, Bristol, Clare Wadd and Matt Haynes sortent le premier 7″ du tout nouveau label Sarah Records, l’irrésistible Pristine Christine des Sea Urchins. C’est le début d’une contre-révolution menée par des gens qui semblaient nous ressembler. The Orchids, les Poppyheads, Another Sunny Day, les Field Mice, St Christopher, et tant d’autres, autant de héros discrets parfois tombés au front, autant de voix, qui aujourd’hui encore déclenchent chez moi des transes intérieures intenses. Des guitares tour à tour cristallines et noisy, des voix haut perchées ou confidentes, des mélopées de sirènes mélancoliques, des mélodies implacables, une certaine idée de la pop, nichée là au coeur de l’intime, le flou et l’incertain pour drapeau, l’intention pour ambition, le pas de côté comme arme de réinvention massive.
Une contre-révolution qui ne disait pas toujours son nom, silencieuse, humble, bricolée, artisanale. Quel bonheur de voir que l’on pouvait créer quelque chose de grand, de fort, de touchant avec une réelle économie de moyens. Deux couleurs, une feuille de papier pliée en deux, une pochette plastique, un poster. Une contre-révolution et des hymnes éternels. Pour nous qui étions si peu armés pour le grand monde, quel espoir. L’esthétique, l’art, les émotions, moi aussi j’avais ça dans mes poches. Last night The Orchids saved my life.
Sensitive me met encore en 2022 dans un état second. Comme peu de chansons. Je ne sais pas combien de fois j’ai écouté ce morceau. Combien de fois je l’ai écouté en boucle, n’écoutant parfois que lui pendant plusieurs jours, faisant du air guitar dans ma chambre de bonne perchée au sixième étage de cet immeuble haussmannien, la clope au bec et le gin à portée de main. La première fois j’ai immédiatement pensé à ces mots de Reverdy : « Le cœur n’est jamais si bien en équilibre que sur un tranchant d’acier ». Mais tellement. Ce balancement permanent, incertain, sur un fil dont on ne sait comment il tient encore. Ces guitares qui s’étirent et veulent en découdre. Ces guitares, qui un soir d’ivresse me persuadent que tout est possible mais dès le lendemain s’avèrent être des flèches empoisonnées plantées dans mon coeur qui pisse le sang une fois encore. En choeur. Et ce texte qui me conforte dans ma singularité blafarde, ce texte qui me dit que je risque d’être crucifié par ceux qui ne le sont pas, sensibles. Mais qui met aussi noir sur blanc que ma différence est finalement un choix. Un choix qui a un prix, ces blessures incessantes, mais qui me permet aussi d’apprécier cette beauté que ces autres sont occupés à dévaster.
Pendant ces quelques années j’avançais donc le coeur rafistolé mais plus léger, plus vivant. À la nuit tombée, je pouvais enfin communier avec d’autres sensibles, d’autres fidèles, cachés comme les premiers chrétiens, en psalmodiant maladroitement « Who needs tomorrow, when all I need, all I needed was you ». Nous formions un genre de franc-maçonnerie, d’obédience Loge des Gens Ordinaires. Nous avions nos mots, nos rites, nos codes, nos boissons, nos vêtements sans marque. Nous étions transparents mais nous nous reconnaissions entre nous. Il fallait être initié pour savoir que SARAH 057 était le fabuleux 12″ Missing The Moon ou que SARAH 004 n’était pas un disque mais un fanzine. Nous échangions des posters sous le manteau. Nous cherchions à compléter cette photo de Bristol composée de pièces de puzzle cachées dans les 7″ des SARAH 021 à SARAH 030. Cela n’arrangeait pas forcément nos affaires sentimentales qui, restaient bien souvent virtuelles. Nous avions toujours ces envies larvées de meurtres et cette colère que les handicapés des sentiments que nous étions n’arrivaient pas à exprimer. Mais cela mettait du baume sur nos cicatrices. Et cela nous montrait qu’une autre voie était possible, que résister n’était pas simplement se battre mais aussi vivre, écrire, jouer, créer. C’était déjà beaucoup. Gratitude éternelle et eternal flame. Merci à Clare, Matt et tous les groupes qui nous ont portés ces années là. Avec le recul, je me dis que c’était bien d’avoir 20 ans en 1987.
Août 1995, je suis à Londres depuis quelques mois et je m’apprête à rentrer à Paris. C’est donc bien la fin d’une ère. Depuis mon arrivée dans la capitale britannique, je mène une double vie musicale. La journée je me trimballe avec mes compilations Sarah et j’essaye en vain de faire de nouveaux adeptes. De les trainer à des concerts. Mes compagnons de séjour sont passés à autre chose, à une autre foi. Plus jeunes, plus sûrs d’eux, plus extravertis, ce sont eux qui me convertissent en m’emmenant chaque nuit sur les dancefloors les plus chauds de la ville. Mon coeur bat au rythme de nouveaux rythmes, mon corps découvre de nouvelles sensations. Le plaisir est fort, parfois intense, parfois troublant même mais il n’est pas suffisant. La drogue non plus.
Le jour s’est levé sur Londres.
Aujourd’hui pas d’after, pas de descente, il est temps de rentrer. Pour de bon.
Dans le train qui me ramène chez moi, je regarde vaguement dehors à travers mon reflet, j’ai du mal à me reconnaitre sur ces paysages qui défilent, les photos de ces dernières semaines se mélangent sur la vitre blindée, le visage rieur d’Amélie, Delphine sur la piste du Club UK, Victoire repassant pour la énième fois Wonderful World, la plage de Bristol à l’aube, Camden, Old Brompton Road, les toilettes du Ministry, les pots de yaourts Müller, notre jardinet en basement.
A mes pieds un sac Sainsbury’s.
Et dans mon casque les Field Mice, When Morning Comes to Town : « I’m happy to go out like this, if happy is the word »…
Sarah & moi, Sarah émois.
© Matthieu Dufour
When morning comes to town
I’ll be moving on
When evening comes back ’round
I’ll be somewhere alone
Somewhere far away
Well, what about you?
All things have to end
They have to and they do
And they do
Excellente narration. Et ce passage du rock à l’électro des dancefloor des 90’s : due de souvenirs !!!
J’aimeAimé par 1 personne
Merci ! Oui je crois que nous sommes quelques-uns/unes à avoir été remué à cette époque…
J’aimeJ’aime
Beau texte, j’ai vécu en léger différé ce que vous évoquez. J’ai l’impression qu’en Bretagne on se reconnaissait facilement (sur Rennes particulièrement). Mon souvenir perso : j’ai pu vivre le temps d’un week-end à Londres avec la bande des Field Mice (devenus NPL) et Clare et Matt (grâce à Pascal). Un doux petit rêve qui me tient chaud encore quelques années après..
J’aimeJ’aime