Schneider, Adjani, Delon et les autres — Cinquante éclats de cinéma – Jérôme d’Estais (MAREST éditeur).


Ne faisons pas durer le suspense : le nouvel essai de Jérôme d’Estais est une vraie réussite. Si l’on retrouve le style sensible de l’auteur, son sens du rythme et de la juxtaposition, cette capacité à nous faire entrer pleinement dans son sujet en nous menant d’un mot à une phrase, tel un conteur à l’ancienne qui ne desserre jamais vraiment son étreinte, c’est l’angle qu’il a choisi ici qui intrigue mais convainc très vite. Un parti pris scénaristique qui autorise plusieurs niveaux de lecture tout aussi passionnants les uns que les autres.

Cinquante histoires de tournage donc, et autant d’histoires d’egos, de relations torturées, d’aigreurs persistantes, de haines amoureuses et d’amours haineuses, de manipulations grossières et d’humiliations cruelles, de luttes de pouvoir et de trafics d’influence. Cinquante histoires de tournage compliqués, empêchés, gâchés, abimés, retardés, sabotés. Cinquante films charnières, ratés, décisifs ou simplement mal aimés. Cinquante nuances de perversité.

De Drôle de drame (1937) et La Grande Illusion (1938), à Ma Loute (2016), en passant par Police, Sans toit ni loi ou La Dérobade, l’auteur embrasse quatre-vingt années de l’histoire du cinéma français et fait défiler un casting de rêve : Marceau, Jouvet, Signoret, Laffont, Schneider (Maria et Romy), Paradis, Ventura, Montand, Fernandel, Pisier, Huppert, Gabin, Delon, … et la plupart des grandes figures françaises du 7ème sont au générique. Côté tyrans-réalisateurs, on retrouve les inévitables Pialat, Godard, Melville, Sautet ou encore Carax. Et si certaines de ces histoires conflictuelles et douloureuses sont connues au-delà du cercle des cinéphiles hardcore (Le Dernier Tango à Paris, Noce blanche, La Vie d’Adèle, …), le lecteur moins averti pourrait être surpris de voir des acteurs renommés (Brasseur, Ventura, Luchini, …) craquer ou serrer les dents face aux caprices, au manque d’humanité ou aux tentatives de déstabilisation de cinéastes pervers.

Et ce premier niveau de lecture est fascinant. Passé l’impression fugace de n’être qu’un vulgaire voyeur cherchant un scoop sur le dernier comédien à la mode dans un magazine people pour se réjouir de son récent malheur, on se retrouve happé par ces histoires vraies tragiquement plus cruelles que les fictions tournées par ces acteurs et ces actrices. Des guerres intestines, larvées ou assumées, des détestations profondes, des jalousies tenaces, des rancoeurs recuites : les meilleurs scénaristes du monde semblent bien sages à la lecture de certaines de ces anecdotes pas toujours si anecdotiques. Ou comment des femmes et des hommes brillants se révèlent sous un autre jour, embarqués dans des intrigues parfois triviales pour satisfaire l’ego de la femme du réalisateur, la dernière lubie de ce dernier, l’ambition de la nouvelle maitresse du producteur ou celle de l’autre vedette du casting.

Au-delà d’un plaisir sadique à la découverte de tous ces duels à fleurets non mouchetés sur les plateaux, Jérôme d’Estais nous incite, et ce n’est pas le moindre des mérites du livre, à revoir tous ces films qui pour nombre d’entre eux ont marqué une étape cruciale dans la carrière de ceux qui les ont filmés et joués. Des classiques, des monuments, des mythes, des films plus mineurs. Des basculements, des portes ouvertes vers d’autres envies, des échecs comme des résurrections, des crises de croissance comme des nouveaux départs. Revoir tous ces films avec un oeil éclairé et reprendre la filmographie de leurs réalisateurs et de leurs acteurs pour se rendre compte de ce qui s’est joué dans les coulisses de tous ces tournages. Revoir tous ces films pour y trouver de nouvelles clés, de nouveaux indices. Et se vautrer dans une orgie de cinéma jubilatoire.

Enfin, en dézoomant, en s’élevant quelques instants au-dessus de ces mêlées parfois vraiment vilaines, prendre un cours d’histoire du cinéma. Une histoire forcément personnelle, un regard forcément intime. Mais quel historien peut prétendre à une neutralité totale. Alors Jérôme d’Estais nous propose tout au long de ce livre de regarder évoluer la place (le rôle) des actrices et des acteurs dans l’industrie du cinéma, comme autant de reflets troublés et troublants d’un art majeur et fascinant ; de simple pain d’argile bon à être malaxé par un pygmalion autoritaire ou un démiurge obsessionnel, à pièce bankable essentielle d’un film ; de fondations d’une tradition paresseuse, à héros qu’il convient d’abimer pour mieux les faire renaitre, et pouvoir ainsi servir une nouvelle esthétique. Et comment entre les mains d’un Brisseau ou d’un Melville, de Chabrol et de Pialat, ou encore chez Kechiche, Eustache ou Dumont, ces idoles publiques, ces stars du grand écran, ces êtres à l’aura parfois planétaire, peuvent être à la fois des jouets fragiles, des enfants abusés, des corps humiliés, des étrangers de passage ou des résistants imperturbables et dignes.

Une réussite donc, et un livre totalement addictif.


©Matthieu Dufour


Schneider, Adjani, Delon et les autres — Cinquante éclats de cinéma, est paru chez MAREST éditeur.

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