Franck Magloire – Horizon asphalte (Éditions Le Soupirail).

Un jour peut-être, un jour sûrement, le monde remerciera Emmanuelle Moysan et les Éditions Le Soupirail de maintenir les mots de Franck Magloire en vie. Même de façon parcimonieuse, comme s’il fallait économiser une langue précieuse en voie de disparition, chancelant sous les vagues incessantes d’un réchauffement syntaxique généralisé. Trop de mots fades, trop de livres sans flamme, trop de textes sans âme. La poésie et le « dire le monde » menacés par une surconsommation de métaphores triviales et de paresses littéraires. La septième extinction. Celle qui nous sera fatale, préfigurant un monde automatisé où les livres seront « écrits » par des intelligences artificielles.
Alors oui, merci de nous donner à lire de temps en temps ces textes à la puissance rare et la beauté douloureuse. On le sait depuis Ouvrière, Magloire est un sculpteur de phrases hors pair. Inspiré, courageux, travailleur, exigeant, préférant biffer, déchirer, jeter, recommencer, que de laisser à lire ce qu’il ne voudrait pas trouver chez ses glorieux ainés (il faut ne pas pouvoir faire autrement pour se lancer dans l’écriture après avoir dévoré Claude Simon, Faulkner ou Musil, question de survie), il combat sans relâche ses démons et la tentation du renoncement : à quoi ça rime ?
Avec Horizon asphalte, on découvre que les « textes de jeunesse » de l’auteur étaient déjà emplis de cette poésie puissante, dense et contemporaine qui habitera tous ses livres par la suite. Ce combat parfois vain contre l’accélération du temps, avec les mots pour seules armes, mais des mots affutés et vénéneux, de ceux qui ne vous lâchent jamais vraiment, de ceux qui vous hantent une fois la dernière page tournée, de ceux qui vous réveillent les nuits de moins bien. Ce panache littéraire qui refuse la facilité et ne se résout pas à la reddition. Malgré l’issue plus qu’incertaine de cette bataille.
Figures récurrentes de la littérature de Magloire, les SDF, les « sans visage » sont ici encore au coeur de ce triptyque écrit à deux décennies d’intervalle. Assis à hauteur d’enfant, immobiles, assommés par la chaleur, l’indifférence et le rouge premier prix de la supérette du coin de la rue, ils voient les autres et le monde courir à leur perte. Pressés par on ne sait quelle urgence, engoncés dans des parfums excessifs et des vies non désirées (comme des enfants dont on s’apercevrait trop tard qu’on n’en voulait pas), lancés à vive allure vers des destinations choisies au hasard ou par d’autres, tous ces gens qui filent devant ces hommes à terre n’entendront pas leur fin arriver, les derniers AirPods vissés dans les oreilles, embarqués dans une énième conversation téléphonique inutile ou perdus dans une mélancolique mélodie de leur adolescence enf(o)uie.
Ils sont là depuis toujours, nous ne les voyons plus. Même en leur accordant l’aumône nous ne les regardons plus, de peur de trouver dans leurs yeux bouffis et rougis nos échecs, nos renoncements et nos lâchetés. Nous ne voulons pas vraiment savoir comment ils (en) sont arrivés là. Nous voulons des histoires d’amour qui se finissent bien. De la bienveillance et du bien-être. Nous préférons la douceur ouatée et climatisée de l’illusion aux morsures nucléaires de la lucidité. Alors ils s’effacent de notre champ de vision, mais sans jamais vraiment disparaitre. À la fois mémoires universelles, vigies d’un monde en décomposition et menaces planant sur nos destinées, fantômes de nos trajectoires incertaines et repères immuables de nos déambulations, ils interrogent malgré nous, notre regard sur le monde qui nous entoure et le peu de conscience de nous-mêmes encore en veille.
Sans jamais prétendre être leur porte-parole, Franck Magloire réussit à toucher et fasciner en conjuguant force et tendresse, poésie et réalisme, empathie et exigence. Habité par le sens du mot juste et du rythme, porté par la musicalité implacable d’une langue personnelle, il ne renonce jamais à son ambition littéraire, convaincu que c’est la seule façon de raconter ce qui le hante et ce qui nous anime.
Et si la dernière partie de ce triptyque, laisse poindre un sentiment personnel d’échec, la puissance mature de ce nouveau texte et la force de ces mots adoucie par le poids des ans et de nouvelles désillusions suggèrent plutôt un apaisement. Un apaisement comme une évidence. Comme une nécessité physiologique de faire la paix avec soi-même, au moins jusqu’à demain. Alors cet apaisement, ce sentiment nouveau empreint d’une sagesse fataliste, ne serait pas renoncement, mais augure de lendemains qui écrivent encore…
© Matthieu Dufour

