En boucle – Les filles du Limmatquai (Stephan Eicher).


Cela m’arrive encore bien plus souvent que je ne veux l’admettre.

Je m’installe confortablement pour écouter un album – autrefois c’était allongé sur le sol, un paquet de clopes ou une bouteille de gin à portée de main, aujourd’hui c’est avachi sur le canapé avec un plaid dans les parages au cas où un frisson menace de s’en prendre à mon corps perdu – pensant me poser pour une petite heure sans bouger. Un véritable moment de détente. Une parenthèse musicale méritée dans un monde qui a renoncé à prendre son temps.

Mais en vrai, je ne tiens jamais la distance – ce n’est d’ailleurs pas le seul domaine.

Le moment arrive toujours où un besoin pressant m’envahit : celui de me relever brusquement pour revenir au début de cette chanson qui vient – au choix – de m’étreindre le cœur, de me couper le souffle, de m’envahir de chaleur, de me rappeler la saveur fruitée du baume à lèvres de cette jeune flamande dont j’ai oublié le prénom mais pas le goût prononcé pour l’eurodance – ou plus rarement de me précipiter devant ma glace pour effectuer quelques pas de danse bien sentis.

Le début de la fin comme dirait l’autre.

L’engrenage.

Je ne reverrai jamais le canapé.

Je resterai scotché à la platine, au disque. Pendant un temps indéterminé.

Bien sagement au début. J’attendrai la fin du dernier murmure, de la dernière ombre de la dernière note, pour soulever avec une infinie précaution le bras de lecture avant de le déposer à nouveau avec délicatesse et retenue au début de la chanson concernée. Puis, en pleine montée d’hormones, je perdrai une nouvelle fois mes nerfs comme un enfant en plein apprentissage de la frustration. Une fois de plus. Malgré mes promesses. J’interromprai alors ledit morceau aux deux tiers, puis à la moitié, même avant parfois, comme possédé par un démon démoniaque – si si ça existe je vous assure. Rien, ni personne ne m’arrêtera.

Je vous entends ricaner, je vous vois lever les yeux au ciel. Mais se moquer des malades c’est mal. Ni les grands mandarins, ni les médecins de plateau ne l’ont encore identifiée mais c’est pourtant bien une putain de pathologie – à ranger sur mes étagères mentales qui ploient déjà sous le poids croissant de divers troubles obsessionnels compulsifs et autres addictions. La bouclopathie, la bouclolite, peu importe le nom que les générations futures lui donneront, fait des ravages dans le monde entier mais personne n’en parle. Alors que si les chercheurs de Big Pharma avaient pu développer un traitement, vous auriez droit à nos témoignages en boucle sur les chaînes d’info. Nous souffrons en silence, en cachette, honteux même, n’osant avouer cette chose qu’à un autre bouclopathe identifié.

J’ai développé les premiers symptômes de cette maladie au tout début de l’adolescence, avant même ma puberté, quand enfermé dans ma chambre – après avoir joué à faire couler de la cire chaude d’une bougie sur mes doigts en pensant à cette fille qui ne me calculait toujours pas au lieu de réviser mes maths – je m’asseyais par terre pour écouter mes disques. Ou plutôt mon disque. Celui du jour, de la semaine ou même du mois. Un bon vieux 45 tours à la pochette déjà bien décatie que je passais en boucle, inlassablement, encore et encore, perdu dans un autre espace-temps… Marmonnant parfois les paroles dans un yaourt approximatif – si si je vous assure aussi, il y a des yaourts rigoureux, précis, maîtrisés, et d’autres nettement moins académiques… Balançant avec la ferveur du converti le haut de mon corps dans une sorte de transe minimaliste… Mimant parfois un batteur virtuose ou un flamboyant guitar hero – en l’occurrence un guitar hero contraint de jouer assis par un cruel coup du sort ou un mari jaloux… Ruminant les mots que je n’avais pas su sortir au moment où il eut été opportun de le faire… Maudissant la terre entière, en commençant par moi-même… Seulement préoccupé par le retour au début de la chanson pour l’écouter une nouvelle fois.

Pendant que je m’épanche, Les Filles du Limmatquai marchent au soleil de la rue dans mon casque, ignorant ces mots scandés sans fin – Je veux toujours l’amour Je veux l’amour toujours Je veux toujours l’amour L’amour toujours – ces mots clamés en boucle – regarder ne pas toucher, regarder ne pas toucher, regarder ne pas toucher – mantras d’une autre époque, d’une adolescence sponsorisée par la timidité. Les prénoms défilent : Pauline, Marie, Virginie, Émilie, Cécile, Cathy, Karyne, les filles de Chavenay et les autres – Je veux toujours l’amour Je veux l’amour toujours Je veux toujours l’amour L’amour toujours… Je revois les lieux, comme si j’y étais resté : le car de ramassage scolaire, Port-Camargue, Murat, le bac à sable de la résidence de La Gaillarderie (Noisy-le-Roi), Saint-Jean de Béthune, les pentes de la Croix-Rousse, ma chambre, mes chambres, mon lit, mes lits, et tant d’autres – regarder ne pas toucher, regarder ne pas toucher, regarder ne pas toucher…

La première fois que j’ai été hypnotisé par ce morceau c’était l’année du bac, nous avions quitté la banlieue ouest de Paris pour Lyon. Tout était nouveau pour moi, surtout cette classe de terminale où pour la première fois depuis la maternelle je pouvais enfin m’asseoir à côté d’une fille en classe. Après des années de non-mixité forcée, me retrouver dans une classe où nous n’étions que cinq personnes pourvues d’un pénis était pour le moins troublant. Déjà peu à l’aise dans le grand jeu social, j’étais tétanisé malgré mes airs faussement détachés. Cette chanson est vite devenue mon hymne – regarder ne pas toucher, regarder ne pas toucher, regarder ne pas toucher – autant pour cette espèce de cold-minimal wave synthétique gavée de motifs répétitifs, que pour ses paroles chantées avec un accent chelou et qui semblaient avoir été écrites pour moi. Comme un résumé cru et pathétique des années qui venaient de s’écouler – Je veux toujours l’amour Je veux l’amour toujours Je veux toujours l’amour L’amour toujours…

Maintenant que j’ai fait mon coming out, que les digues ont lâché, je sais que je reviendrai bientôt vous parler de toutes ces chansons qui m’ont cloué au sol des heures, des soirées, des dépressions entières. Je reviendrai vous parler de mon soulagement à l’arrivée des premiers supports digitaux quand il fut enfin possible de programmer automatiquement un retour au début qui dure l’éternité. Je reviendrai vous parler de ces amitiés mises à rude épreuve lorsqu’en soirée je tentais de passer Solaar pleure ou Sensitive pour la 23ème fois, comptant sur l’ivresse avancée des auditeurs pour un 49.3 assassin. Je reviendrai vous parler de chansons bleues, de flingues de Brixton, d’heures hindoues, de jours tous comme des dimanches, d’un blues d’une ville fantôme, d’un homme charmant, d’un danseur de java et de la Tour de Pise. De routes, d’un rythme qui est un danseur, de célébrations noires, d’un garçon qu’on cherche, de jours de Saint Valentin, du courage des oiseaux, des armées de la nuit ou du fameux garçon qui maudit les filles. Du Major Tom, de pantalons baggy de quelqu’un quelque part en été ou même de Charlotte quelques fois, de la messe des officiers à Montauban, de la maison d’Emma ou encore de Gavarnie.

Et je vous parlerai alors aussi de tous ces lieux et de tous ces moments qui sont liés à ces écoutes compulsives : une chambre de bonne avenue de Villiers à Paris en 1987 ou rue Delpech à Amiens, hiver 86, cette piscine en pleine garrigues à l’ombre des vieux cyprès, ces mois d’août parisiens en pente douce, la maison sur la plage de Kerleven ou cet appartement en basement à Earl’s Court, celui de la Rue des Dames ou le studio de la rue de Wattignies, le dancefloor de la Loco, celui du Globo ou celui du Rex, le bateau amarré au ponton de Port-Camargue ou ces trains qui filent à travers les champs.

Mais d’ici là je retourne mater les filles de joie du Limmatquai.

Regarder, ne pas toucher.


© Matthieu Dufour



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