Chronique – Karinne Grenier – Le Réveil.

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A cinq ans personne n’a envie de faire du marketing, ou de la finance, ou même des ressources humaines. Si un enfant se présente en public pour exprimer son désir de faire du commerce international, on l’envoie illico se coucher avant de prendre rendez-vous avec un spécialiste. A sept ans on a envie devenir acteur ou cuisinier, danseuse ou pompier, boulanger ou shérif, fée ou rockstar. On veut déjà faire quelque chose qui paraisse utile aux yeux des grands, qui crée chez eux des signes de bonheur, déclenche des manifestations d’amour, on veut remplir leurs estomacs de saveurs que l’on vient de découvrir. Mais on veut aussi donner et partager des émotions, ressentir son jeune être vibrer au rythme des éclats de rire de son père ou des battements de pied de sa sœur. A dix ans, on ne veut pas remplir des appartements trop petits de boites connectées redondantes, les containers d’emballages déchirés, endetter sa grand-mère ou vendre du poulet reconstitué à un chef de rayon de chez Auchan.

COMA

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Comment expliquer alors que vingt ou trente ans plus tard, une belle et intelligente jeune fille se retrouve dans une salle sombre et surpeuplée, à expliquer à l’aide d’un PowerPoint multicolore quel est « le canal qui a généré le plus de leads sur les six derniers mois » et « combien il faut investir pour espérer atteindre les objectifs ambitieux (entendre ‘’irréalistes’’) fixés par la maison mère (‘’ces crétins qui ne connaissent rien au marché français’’)? Quels crimes a-t-elle commis, quels puissants a-t-elle fâchés, que lui est-il arrivé pour devoir ainsi se justifier sur « les faibles et inexcusables résultats » de l’opération de télé-marketing « sur laquelle on avait tant misé » le mois dernier ?

Même sans y croire, pestant intérieurement contre le monde entier et surtout sa propre inhibition, son manque de courage, l’ancienne danseuse en herbe baisse alors la tête et répète à voix basse : « Mea culpa, mea maxima culpa ». Repart au combat, avec un peu moins de vaillance, un peu moins de courage et, si c’est possible, un peu moins de convictions. Mais elle retourne dans son open-space braver les regards narquois de ses collègues bien évidemment ravis de la situation, elle part se retaper pour pouvoir remonter au front et leur en remontrer : « Vous allez voir, je vais mettre les bouchées doubles et le mois prochain vous me mangerez dans la main ».

Mais le mois prochain n’arrive jamais.

C’est un mur qui se présente à sa place. Dur, intraitable. Surface sans émotion, sans âme, sur laquelle il est inenvisageable de faire autre chose que de s’écraser.

Ce n’est jamais totalement « pas de notre faute », mais il faut être honnête : le combat contre les croyances, les fantômes familiaux, les générations précédentes, la bienséance, les voies tracées, le chantage affectif, les moulins à vent, les forces obscures de l’éducation et l’envie de plaire à des parents dont le goût pour vos anciens talents artistiques ou manuels n’est finalement plus au goût du jour, est une lutte bien inégale pour la plupart d’entre nous. Alors on finit par oublier les envies d’arabesques et d’entrechats.

Alors on choisit un métier.

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Quand j’ai rencontré Karinne la première fois elle avait l’air parfaite pour la tâche : consciencieuse, intelligente et disciplinée. Elle semblait un peu réservée mais peut-être était-elle simplement indisposée par les rejets d’arsenic, de toluène et de méthanol des Chesterfield dont je remplissais le placard à balais qui servait de bureau pour les entretiens. Mais elle était déjà dotée de ce petit truc qui m’a toujours donné envie de m’intéresser de plus près à quelqu’un, une forme d’empathie, une connivence, une sincérité dans le regard, ce fil qui nous relie à une poésie qui nous dépasse. Mais j’ai fait comme si de rien n’était, j’ai fait ce que j’avais à faire, par égoïsme tant il était clair qu’elle serait une formidable recrue pour servir la cause : appliquée, obéissante, travailleuse, l’élève idéale.

J’aurais probablement du la prévenir, lui dire de fuir, de m’emmener avec elle, tant déjà chez moi vacillait sérieusement les fondations du grand mensonge. Moi aussi j’avais voulu être danseuse ou couturière, chanteur ou cow-boy. Mais j’avais lâché depuis déjà des siècles. J’étais perdu. Enfin pas totalement : j’étais  « cadre ». Ce n’était pas rien ! « Cadre » : rien que le nom est effrayant.

Kapo efficace et servile je n’en n’ai évidemment rien fait.

RÉVEIL

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Quand j’ai revu Karinne des années plus tard elle avait chuté, s’était relevée (et de quelle manière), elle s’était élevée bien au-dessus de la médiocrité ambiante. Elle avait toujours cette jolie grâce, cette douceur qui inspire confiance, cette empathie qui accueille vos confidences avec sourire et bienveillance. Mais sa lumière, cette petite lumière à peine visible à l’époque était devenue aura, évidence, clarté. À travers, on pouvait toujours apercevoir au détour d’une clairière quelques fissures, quelques craintes assumées, quelques blessures à peine cicatrisées, mais le soleil avait repris possession de ces terres. La certitude d’avoir fait le seul choix, celui de l’envie. Une sérénité limpide.

Le mur, la chute, le coma, la lutte. Le réveil.

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Un jour elle a fait ce geste mille fois répété dans ses longues et vaines insomnuits : elle a enfilé ses chaussons de danse a peine usés, retrouvés avachis au fond d’un carton fripé dans un recoin du grenier familial, elle a enfilé ses chaussons, elle s’est levée et elle a dansé.

Alors, elle a écrit, poétisé, imaginé, dessiné, et puis elle a dansé, chanté, joué, elle a dansé, écrit, et elle a ri, aux éclats, elle a frôlé des peaux, serré des corps, usé des matières, elle a dansé, dansé, dansé, elle a pleuré, des torrents, et puis elle a dansé, dansé, dans ces denses effluves de joie et de sérénité mêlées.

De cette danse est né un texte : « Le réveil », une pièce, du théâtre engagé, un ballet, de la poésie dansée, tout à la fois, matière à réflexion, à introspection, sa façon à elle de résister, une épiphanie pour rire, pour pleurer, pour aimer, Karinne est revenue à la vie. La sienne. Pleine et à venir. La notre. Nous sommes tous des Karinne Grenier. Le combat continue. L’art est une arme de dissuasion massive.

Cette pièce, je ne l’ai pas encore vue. Mais ce poème je l’ai lu, je l’ai dansé et vécu. Je l’avais même imaginé il y a longtemps : « Je rêve au train où vont les choses, au rythme où chavirent les roses : il n’y a qu’en songe qu’elles fleurissent sans pause. » Je crois que nous y sommes. Merci Karinne.


© Matthieu Dufour


LET’S DANCE

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Toute ressemblance avec un personnage existant n’est évidemment pas coïncidence. Mais, incorrigible, je n’ai pu m’empêcher de « romancer ». Cette vision est nécessairement faussée, par la distance, l’éloignement, les transferts que je n’ai pas manqués de faire. Alors, Karinne j’espère que tu pardonneras ces interprétations ou autres suppositions, voire ces divagations, parce que ces mots ne sont là que pour rendre hommage à la femme, au parcours et à l’œuvre. Et puis au fond de moi, j’aime à croire qu’il y a aussi un peu de vrai dans tout cela.

Pour en savoir plus sur Le Réveil, joué pour la deuxième année consécutive au festival Off d’Avignon (les avis recueillis sont assez enthousiastes), il y a Facebook, le livret de la pièce, des extraits en vidéo et j’espère bientôt des représentations dans le monde entier.

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