Interview – Jean Fabien : photosensible (2/2).

Deuxième partie de l’entretien avec le photographe Jean Fabien. Si vous avez raté la première partie c’est par là : part 1.

COMMENT CHOISIS-TU TES SUJETS ? 

C’est une affaire de rencontre.

Je ne prémédite quasiment jamais mes photographies. Je n’intellectualise pas le processus. Mes sujets viennent à moi autant que je viens à eux. Je touche à tout, j’effleure. Je fais du photo journalisme sans en faire vraiment, je me frotte contre les murs de briques, j’envisage l’érotisme. Tout m’intéresse.

C’est pourquoi, en général, je photographie ce que je vois, ce qui m’entoure. Je me revendique volontiers comme photographe polymorphe. Et cela correspond sans doute à mon parcours autodidacte.

Apprendre par soi même, la photographie comme tout autre sujet, demande sans doute plus de curiosité, plus de temps, plus d’expérimentations.

© Jean Fabien

Je suis un “ jeune photographe “ et donc j’ai beaucoup cherché avant de commencer non seulement à comprendre ce qu’est une photographie d’un point de vue technique mais aussi à trouver ce qui, finalement, motive ma pratique.

Quel que soit le sujet traité, ce que j’aime en photographie, c’est la capacité à raconter une histoire dans une image unique et singulière. Et ce que j’aime encore plus, c’est m’apercevoir qu’à partir d’une même photographie, l’histoire diffère d’une personne à l’autre.

La force de la photographie en tant qu’objet visuel, c’est l’histoire qu’elle propose. Et c’est l’histoire que l’on s’imagine pour soi même, au delà de l’intention de l’auteur.

D’OÙ VIENNENT CETTE SIMPLICITÉ, CE CÔTÉ BRUT, NU DE TON TRAVAIL ?

© Jean Fabien

Cela vient du fait que je photographie finalement ma vie quotidienne, sans fard ni artifices.

C’est peut être une façon de rechercher une forme de vérité, dans chaque situation, dans chaque personnage. Je suis de ceux capables de voir du beau dans le laid, de la magie dans l’atroce banalité du quotidien.

Et, oui, ce côté brut je le dois sans doutes à ma culture rock, aux milliers de concerts que j’ai vu. Sur scène il est difficile de mentir au public et je garde des souvenirs intacts du premier concert français d’un Lenny Krativtz ou d’un Portishead à l’Ubu à Rennes devant 250 personnes.

© Jean Fabien

De la puissance des Young Gods, de la furie de Noir Désir, des Boo Radleys, ou des facéties de Jarvis Cocker avec Pulp.

C’est cette intensité, ce rapport frontal et néanmoins intime que je recherche. C’est la force du dialogue. Car photographier, à mon sens, c’est avant tout dialoguer.

C’est écrire une partition en temps réel.

QUELLE DIFFÉRENCE Y A-T-IL ENTRE UNE PHOTO AVEC ET SANS PERSONNAGE ?

© Jean Fabien

J’ai commencé par photographier des murs. Et un jour j’ai mis des humains devant.

La ville est un témoin vivant de l’activité humaine. Il y a donc de l’humain dans la pierre, dans le béton. Au détour de chaque rue et dans le caniveau. Il m’arrive d’avoir d’intenses émotions à la vue d’une scène urbaine.

Encore récemment, de nuit et dans le haut Montreuil j’ai eu plusieurs belles émotions. De celles que le cinéma procure aussi.

QUEL EST TON RAPPORT AVEC LES MODÈLES : DISTANCE, EMPATHIE, COMPLICITÉ ?

À mon sens, et pour opérer un raccourci, il existe deux types de photographes : ceux qui “ prennent “ et ceux qui “ donnent “. J’espère appartenir à la seconde catégorie.

J’avoue un certain mépris pour les photographes qui abusent des modèles – au propre comme au figuré, pour ceux qui placent leur égo bien au delà de leur pratique.

Je suis un photographe timide. Il m’arrive régulièrement d’avoir des envies de portraits et de ne pas oser demander à la personne. Sans compter le fait que les plus beaux portraits sont souvent à mes yeux des portraits “volés”.

© Jean Fabien

Je refuse systématiquement de travailler avec des modèles car je recherche un dialogue et une forme d’authenticité dans la relation photographique. Dans cet instant de complicité et de partage. C’est une mise en danger pour les deux parties et l’issue bien qu’incertaine ne peut être qu’heureuse et positive. Le photographe, seul, ne fait pas la photo. À la rigueur il peut la voler, la forcer mais quelle satisfaction en retira-t-il ?

Les situations entendues et figées ne m’intéressent pas du tout et les modèles n’offrent généralement aucune surprise. Ce sont des natures mortes, or je suis un photographe du vivant. J’aime prendre le risque d’une rencontre et d’une écoute. Ne pas savoir quelle photo je vais bien pouvoir faire quelques secondes avant de déclencher.

Aller au delà des apparences, espérer capter l’invisible, faire confiance à l’inné. Pour moi c’est cela photographier. Or ce pari n’est possible que lorsque votre sujet est dans les mêmes dispositions d’esprit et de découverte.

 

UN MOT SUR ROXANE : QUELLE EST L’IDÉE DES SÉRIES AVEC ELLE ? 

Un mot ne suffira certainement pas pour parler de ma compagne Roxane Loiseau et du fruit de notre travail.

Roxane et moi photographions notre vie quotidienne, l’intimité de notre amour depuis près de trois ans et ces clichés ont une valeur particulière à mes yeux. Ils forment sur la longueur un témoignage unique.

© Jean Fabien

Nous avons également révélé le personnage de “ Madame Lapin “ dans une série qui est la métaphore d’une femme perdue dans sa vie.

Mais ce personnage et le sens de la série ont pris corps malgré nous.

Au fur et à mesure des photographies.

Roxane a fait de moi le photographe que je suis aujourd’hui.

Elle a apporté énormément d’idées et une audace que je n’avais pas toujours.

© Jean Fabien

Roxane est ma complice, une artiste et c’est la femme que j’aime.

Photographier sa compagne sur le long cours est toutefois une entreprise plus complexe qu’il n’y parait. C’est un exercice faussement évident et toujours délicat.

Et une expérience merveilleuse.

QUELLE EST TA RELATION AVEC BELLEVILLE ET MONTREUIL, LES LIEUX EN GÉNÉRAL ? 

Je vis à Montreuil depuis bientôt quinze ans et je travaille à Belleville depuis quelques mois. Les similitudes avec ces deux territoires sont nombreuses. Belleville, comme Montreuil sont des villes mondes, pauvres et opulentes à la fois. Ces deux espaces urbains sont à la fois victimes et bénéficiaires des effets la gentrification. Ces quartiers très populaires sont multi facettes, il y a un revers à la médaille et souvent un certain prix à payer pour y vivre.

J’aime particulièrement m’installer le matin au comptoir du Zorba à Belleville et y observer la faune des fêtards en fin de nuit blanche croiser la population des livreurs, des commerçants et des habitants du coin, assis en terrasse avec leur jambon beurre et leur expresso. Photographier de telles scènes sans malice est malheureusement devenu un exercice quasiment impossible.

© Jean Fabien

À la vue d’un appareil, les gens se crispent et certains deviennent très agressifs, même sans qu’une seule photo ne soit prise. La présence d’un appareil les rend nerveux et suspicieux. C’est presque paradoxal dans une société aussi narcissique que la nôtre. C’est là que le smartphone prend toute sa valeur bien qu’il soit devenu l’objet de toutes les méfiances.

Montreuil est également une ville difficile à photographier d’un point de vue humain. Je regrette que le manque de dialogue et de tolérance entre les individus et les communautés rendent conflictuelle cette pratique, en France et dans une partie de l’Europe.

Il suffit d’ailleurs de se rendre à Berlin, à une heure de Paris en avion, pour comprendre à quel point il s’agit d’un problème spécifique à la France.

Y A-T-IL UN MESSAGE POLITIQUE DERRIÈRE TES PHOTOS D’ENFANT ROMS ?

J’ai photographié ces enfants roms au pied de leur camp dans le haut Montreuil tout simplement parce qu’ils en avaient sacrément envie. Mes copains de Johnny Montreuil & co ont monté à l’arrache un mini festival rock sous un chapiteau de cirque qui jouxte immédiatement ce camp. Je suis venu à la rencontre de ces gosses qui jouaient et vivaient dans des carcasses de bagnoles éventrées. Un simple sourire et la vue de mon appareil ont suffi pour qu’ils me demandent de les photographier. Je me suis acquitté avec bonheur de cette commande spontanée qui n’était rien d’autre qu’un moment de partage et de jeu.

Maintenant, ce que révèlent ces photographies, ce que disent ces portraits de gosses crasseux dépend de la façon dont notre propre conscience les reçoit. Moi, sur l’instant je n’ai voulu y voir que l’expression des rires et des sourires.

Enfants Roms - © Jean Fabien Car je savais que je croiserai sans doute ces gamins le lendemain dans le bas montreuil dans d’autres conditions. À fouiller les poubelles de fin de marché, à trier les déchets en suivant la carriole de leurs parents.

À Montreuil, le sujet Roms nourrit avantageusement la conscience politique et les conversations outrées des bobos qui votent Front de Gauche mais qui détournent la tête, agacés, à chaque fois qu’une vielle avec un bébé shooté au Lexomil dans les bras mendie sur les trottoirs.

Mes photos n’étaient que des photos d’enfants considérés comme tels.

QUEL EST TON RAPPORT AVEC LA MUSIQUE ET LES MUSICIENS TRÈS PRÉSENTS DANS TON TRAVAIL  ? 

J’ai donné presque 30 ans de ma vie à la musique, 24 heures sur 24. En organisant des concerts, en les couvrant en tant que journaliste, en chroniquant des tonnes de disques pour Magic!

Mais au delà de la musique, ce qui m’a toujours plu, ce que j’ai vécu comme une nécessité, c’était de mettre en relation un artiste avec un public. Qu’il s’agisse de spectateurs, d’auditeurs, de lecteurs. Peu importait finalement du moment que je créais le lien et les conditions de la rencontre. J’ai tout donné pour cela et je continue de le faire aujourd’hui avec d’autres moyens et des leviers différents.

Sur le fond, ce qui m’intéresse c’est d’éveiller la curiosité et de favoriser le partage.

Comme la photographie, la musique est un langage universel et immédiat. Ce sont des formes d’arts “accessibles” à tous.

Après des milliers de concerts, des années passées dans des festivals comme les Transmusicales de Rennes, je continue bien sûr de voir des concerts mais je suis en quelque sorte revenu “ à la source ”.

the harmonica man - © Jean Fabien

C’est à dire aux cafés concerts car c’est là que tout commence. Les anglais te le diront. Avant d’espérer l’Astoria, le Royal Albert Hall ou Wembley Arena, tous ont commencé dans des pubs sordides, payés à coups de pintes de lagger chaude et de coups de pieds dans le cul, devant un parterre de lads et d’abrutis. Les carrières se font d’abord là, parfois dans les situations les plus désespérantes.

En tant que photographe, j’adore ces conditions pourtant inconfortables ou je peux sentir l’haleine fétide du chanteur et la menace des coups de coudes de leur quinze potes chauffés à blanc au premier rang du concert, qui en compte à peine trois.

C’est aussi pour cela que j’aimais tant l’Ubu, la salle de la Cité à Rennes, l’Olympic à Nantes ou la Maroquinerie à Paris.

Parce qu’il s’agissait de salles à taille humaine.

L’humain, c’est ce que j’aime avant toute chose.  

COMMENT VOIS-TU LA SUITE ? 

Certains m’ont reproché de ne pas avoir de plan de carrière, de “masterplan”, d’ambitions ouvertement affichées. Je vois la suite sereinement car maintenant je sais qui je suis d’un point de vue photographique.

Je souhaite creuser certains sujets, j’aimerais beaucoup partir en résidence d’artiste sur des territoires que je ne connais pas du tout, comme Detroit.

COMPTES-TU EN FAIRE TON « MÉTIER » ? 

Quand tu as la chance de travailler dans le transmedia, tu es forcement un peu polyvalent. Chez Small Bang, le fait que je sois photographe est perçu avec affection et bienveillance mais finalement comme relativement banal. Et je le comprends très bien par ailleurs.

Je suis arrivé en photographie au pire moment, alors que le métier est un crise aiguë, que son économie s’effondre. Il faut être un peu fou pour vouloir en faire son métier aujourd’hui. Ou alors il faut être prêt à tuer, à écraser, et je me refuse absolument à ce jeu de petits meurtres entre amis.

Cela dit, oui j’aimerai peut être collaborer en presse malgré les difficultés, faire du photo journalisme, du portrait. J’estimais jusqu’à présent devoir acquérir une certaine forme de maturité pour prétendre à ce type de collaboration.

Je crois que c’est aujourd’hui possible.

DES PROJETS D’EXPOSITIONS, DE LIVRES, DE FILMS ? 

Je n’ai pas exposé depuis un certain temps et j’en ai très envie. Peut être à Montreuil courant octobre ou début novembre. Autour de la ville et des portraits que j’ai pu y faire.

Des livres, bien sûr. Je suis un grand amoureux des objets print. Il est effectivement possible qu’il y ait de bonnes surprises en 2015 de ce côté là.

Les “films” c’est une autre histoire, un processus totalement différent. Une photographie, je la vois, je la ressens de façon instinctive et immédiate alors qu’un film s’écrit bien en amont de la réalisation. La pratique photographique peut s’apparenter à un exercice relativement solitaire, en matière d’image en mouvement c’est tout le contraire. Il faut une équipe.

always the sun - © Jean Fabien

Le photographe se pose la question du cadre, le réalisateur celle du mouvement.

Les dimensions narratives sont très différentes. Mais je ne m’interdit rien pour autant. Le fait de travailler chez Small Bang me donne accès à l’ensemble des processus de fabrication de ce type d’objet et aux réalités de la production.

Alors j’apprends avec gourmandise et je laisse tout cela se balader dans mon esprit.

DES ENVIES, DES SUJETS EN TÊTE ? 

les démons de jésus - © Jean Fabien

J’attends avec impatience la sortie de l’album de Johnny Montreuil, au début de l’année prochaine. Avec lui et son groupe, j’ai eu la chance de pouvoir poser un univers photographique et créer les conditions d’un dialogue et d’une collaboration très fertiles.

Non seulement Johnny Montreuil est un pur artiste, mais il a cette ouverture d’esprit et cette intelligence de ne pas cantonner l’image et la photographie à une simple finalité d’ordre promotionnelle. Les photos qui résultent des différentes sessions que l’on a pu faire ensemble dans des conditions live que j’affectionne racontent une histoire et accompagnent l’album comme une extension narrative. Ce type de collaboration est très stimulant.

Je voudrais poursuivre dans cette veine là. J’ai un autre projet secret, que je déploierai peut être avec Small Bang mais je préfère rester discret à ce sujet tant que rien n’est acté.

DES RÊVES ? 

Un rêve de geek, forcement. Et dont je suis certain que ce sera très bientôt possible. D’ici cinq à dix ans : je rêve qu’à chaque fois que mon œil voit une photo, elle soit prise sur le champs.

Un grand et sincère merci à Jean Fabien pour cet entretien.

Vous pouvez retrouver ses photos sur son flickr, par là : https://www.flickr.com/photos/jfl/

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