Interview – Jean Fabien : photodidacte (1/2).
Il y a quelques semaines vous avez pu découvrir sur ce blog un avant-goût de l’univers du photographe Jean Fabien. Un travail assez bluffant, sans artifices ni trucages, un vrai regard sur son environnement, une humanité, une empathie qui subliment ses sujets. Nous avons voulu en savoir plus avec un long entretien passionnant sur les origines de son travail, son parcours débutant dans la folie culturelle nantaise, sa vision de la photo, son rapport à la musique, à ses sujets, Montreuil, Belleville, … Le tout est évidemment illustré de quelques photos représentatives de son travail. C’est en deux parties.
JEAN-FABIEN, QUI ES-TU, D’OÙ VIENS-TU ?
Mon parcours est celui d’un autodidacte passionné de médias et de musique, débarqué à Nantes à l’âge de 18 ans juste avant l’arrivée d’Ayrault. J’ai connu cet âge d’or de l’invention d’une ville par la culture, où tout était possible, où tout était à faire.
En programmant des concerts comme Noir Désir en 1988, Daft Punk en 1995 ou encore les Pixies, j’ai appris dans le même temps le journalisme, sur le terrain, à Ouest France.
J’ai vécu l’arrivée punk et foutraque du Royal de Luxe en 1989, dans un autobus à impériale aménagé. La “ libération de Nantes “ par le festival “ Les Allumées ” (qui donnera lieu plusieurs années après aux fameuses Nuits Blanches parisiennes) et le départ du Cargo 92 avec la Mano Negra et le Royal ont soulevé la ville. C’était une époque incroyable et une expérience qui aura sans doute forgé une bonne partie de ma personnalité.
Après avoir co-fondé l’Olympic, une salle de concert de 900 places, je suis parti sur Paris pour sonder les backbones de l’Internet grand public. Avec une connexion modem à 33,6 ko, s’il vous plait ! J’ai forgé mon expérience du web dans plusieurs belles sociétés (Infonie, Hi-media, Faber Novel/AF83) en qualité de rédacteur en chef ou de directeur éditorial sans toutefois vraiment couper le lien avec la musique, puisqu’avec cinq copains d’alors nous avons lancé le magazine Magic! RPM.
Actuellement je travaille aux côtés de Pierre Cattan au sein du studio transmedia Small Bang. C’est une expérience créative exigeante et surprenante. Nous portons des projets magnifiques. Le transmedia est un laboratoire des nouveaux usages. C’est un peu la R&D des médias. Par la découverte de nouveaux outils de storytelling, tels que Racontr je me pose forcement la question du rôle et de la place de la photographie dans ces dispositifs narratifs dynamiques.
COMMENT ES-TU ARRIVÉ À LA PHOTO ?
Accidentellement.
Pendant des années j’ai travaillé ou lié amitié avec des photographes que j’admirais, comme Richard Bellia ou Philippe Levy, sans pour autant avoir seulement l’idée d’appuyer un jour sur un déclencheur. L’écrit était mon principal mode d’expression jusqu’au jour où je me suis mis à faire des images.
En bon geek, fan de nouvelles technologies, j’ai acheté très tôt un appareil numérique : un coopix de 2,5 millions de pixels dont je ne savais que faire. Je n’avais pas d’intention particulière. Aussi je photographiais peu et surtout n’importe quoi.
D’une certaine façon cela m’est resté.
J’ai commencé par photographier du street art qui était une forme d’expression qui m’intéressait. Le rôle de la photographie de street art est particulier puisqu’il s’agit de fixer l’existence d’une œuvre éphémère, de témoigner et de proposer une forme de relais.
J’ai changé d’appareils au fil du temps sans pour autant me professionnaliser.
Et puis un jour, une de mes images est devenue une photographie.
À cette époque je me suis également interrogé sur la puissance de l’image en tant que vocabulaire universel sur l’Internet et les réseaux sociaux. Myspace était encore triomphant, Facebook tout en américain et Twitter totalement désert. L’image (qu’il s’agisse ou non d’une photographie) est un véhicule viral particulièrement adapté et un vecteur de communication immédiat et compréhensible de tous. Tout en prenant conscience que ma pratique de l’image devenait petit à petit un travail de photographie, je me suis également servi de mes productions pour communiquer avec mes communautés connectées, les constituer autour d’un système affinitaire et pour envoyer des micro signaux.
Ce sont d’ailleurs ces communautés présentes sur les réseaux sociaux qui m’ont fait prendre petit à petit conscience que les images que je produisais et que je partageais avaient un certain impact, produisaient de l’émotion, du sens et des conversations. Les réseaux sociaux ont eu une influence majeure sur ma pratique car il m’a longtemps été difficile de penser que mes photos pouvaient intéresser quelqu’un d’autre que moi.
Mais c’est la rencontre de Roxane, ma compagne, qui a fait de moi le photographe que je suis aujourd’hui. C’est vraiment elle qui m’a révélé à moi même du point de vue de cette pratique artistique.
D’OÙ VIENNENT TES AUTRES ÉMOTIONS ARTISTIQUES ?
Je garde un vif souvenir de la période ou j’ai pu voir régulièrement de la danse contemporaine. Des artistes tels qu’Angelin Preljocaj, Wim Vandekeybus et Philippe Decoufflé m’ont procuré des états émotifs que je ne soupçonnais pas. Ces spectacles extra ordinaires et ce langage du corps ont sans doute travaillé en résonance pendant de longues années.
En 1989 et 1991 j’ai programmé les expositions du designer Vaughan Oliver qui signait alors toutes les pochettes de disques et l’identité graphique du label 4AD, dont celles des Pixies qui portaient les fruits de la collaboration fertile avec le photographe Simon Larbalestier. J’avais l’obsession de cette exposition depuis les années lycée et c’est Jean Blaise, à Nantes, qui l’a rendue possible le jour ou j’ai étalé 72 artworks en carton, signés V23, sur son immense table de réunion en lui expliquant qu’il ne s’agissait pas de pochette de disques, mais d’art à part entière. Je dois énormément aux fulgurances de cet homme qui m’a permis certaines folies. J’ai toujours adoré les pochettes de disques et cela a participé à forger ma sensibilité graphique. Et mon amour pour le format carré vient sans doute aussi de là.
Je dois sans doute aux premiers Inrocks et donc à des photographes comme Renaud Montfouny et Eric Mulet pas mal de mes coups de cœur d’alors. Richard Dumas, Youri Lenquette, la lecture de Best quand j’avais 12 ans… Tout cela a dû jouer.
Mais sincèrement à cette époque je ne portais pas d’intérêt particulier à la photographie. Je la “consommais“ dans un tout, un ensemble.
Le cinéma bien sûr, des films tels que Blue Velvet, Apocalypse Now, Il était une fois dans l’Ouest, Moi Christiane F, Usual Suspects, Pulp Fiction, Bagdad Café, Faux Semblants ont également nourris mon œil et mon imaginaire. Récemment Only God Forgives m’a bluffé. C’est vraiment un film de photographe.
Et c’est d’ailleurs la première fois que j’ai eu envie d’en réaliser un à mon tour.
QUELLE EST LA PLACE DE LA PHOTO DANS LA SOCIÉTÉ ? SON RÔLE ? AU FOND POURQUOI PHOTOGRAPHIER AUJOURD’HUI ?
Ce sont trois questions majeures qui, en soit, nécessiteraient que l’on s’y attarde vraiment.
Tout d’abord, il faut sans doute poser une différence entre une image et une photographie.
Nous sommes dans une société où la place de l’image est centrale. Qu’elle soit fixe ou en mouvement. L’accessibilité des outils, les nouveaux usages du numérique au sens large ont offert un rôle crucial à l’image dans un contexte Glocal et ultra connecté. L’écrit, la faculté de lecture à l’écran, l’horizontalité des systèmes d’approche communautaire et donc l’internationalisation des échanges électroniques ajouté au temps réel ont forgé une valeur inédite à l’image en tant que vocabulaire universel et instantané.
Le taux d’équipement en smartphones à explosé, un français consulte en moyenne son terminal toute les 6 minutes 25 et nous vivons dans un monde mobile. Ces terminaux sont devenus de véritables couteaux suisses multimédia, et chacun stocke désormais sa vie dans sa poche. L’iPhone est l’appareil photo le plus populaire sur Flickr, ce qui a conduit à l’effondrement du marché des appareils photos compacts.
Nous photographions tout et n’importe quoi, à tout moment et en permanence. Nos pieds, pendant les vacances, nos repas, nos ébats sexuels, le chat, les premiers pas de bébé, des conflits internationaux aussi. Tout passe par le capteur du smartphone désormais.
Ce qui nous conduit immanquablement à dérouler le film de notre vie sur les réseaux pour le plus grand plaisir du GAFA et accessoirement de nos proches ou supposés tels.
Pourquoi plus de 300 millions d’images sont-elles diffusées chaque jour sur Facebook ? Quelles histoires racontent-elles, à qui s’adressent ces publications et combien il y a t-il de véritables photographies dans ce tsunami de publications ?
Pour ma part je diffuse mes publications vers des niches verticales pour faire découvrir mon travail et de façon plus horizontale concernant les clichés de la vie quotidienne qui ont valeur de signaux faibles.
IL Y A UNE GROSSE TENDANCE À LA RETOUCHE, À LA CRÉATION DE SCÈNES SURRÉALISTES : EST-CE ENCORE DE LA PHOTO ?
Tout dépend déjà de ta propre définition de la photographie. Elle ne sera peut être pas la même que celle de ton voisin.
Yann Morvan n’est pas Laurent Benaim. Ces deux là pratiquent la photographie bien que leurs arts respectifs soient aux antipodes. Le numérique et la retouche étendent le champs des possibles à l’infini. Pendant que Alain Laboile raconte en noir & blanc le quotidien de sa famille, Julie de Waroquier invente effectivement un univers surréaliste relativement lisse et très écrit. Le premier “ va chercher “ la photo avec un 35 millimètre, une focale fixe, quand l’autre la ré invente et “ l’étend “ en post production.
Je me méfie un peu de ce type de débat et je ne cherche pas à savoir qui de Laboile ou de Waroquier serait dans le vrai, photographiquement parlant.
C’est une question d’appréciation, de sensibilité et d’émotion.
D’intention aussi.
Pour ma part, je m’applique à ne pas “ faire mentir ” mes photographies. Je ne sais pas utiliser photoshop et je ne recadre jamais mes prises de vues.
Cela ne signifie pas pour autant que les autres soient dans l’erreur même si, effectivement, dans certains cas on s’approche bien plus d’une forme d’art numérique que de photographie au sens classique du terme.
« TOUS PHOTOGRAPHES » GRÂCE AUX SMARTPHONES ET À INSTAGRAM : ÇA TE GÊNE ?
Rien ne me gène.
J’ai débuté la photo sur smartphone dès le premier iPhone et avec le regretté N95 de Nokia qui était un fantastique photophone.
Le smartphone en photographie est un outil extraordinaire, notamment pour la street photographie qui devient une discipline particulièrement complexe et risquée à exercer depuis quelques années. Pendant près de trois ans j’ai réalisé un travail photographique à l’iPhone et avec l’app Hipstamatic intitulé “Les Indices d’une Ville”.
J’ai photographié la mémoire éphémère de ma ville, Montreuil et mon quotidien de passant.
Les photographes que ces usages gênent n’ont pas encore pris conscience que le rapport Pro/Am a tout bouleversé. Ils mènent un combat d’arrière garde. Le numérique a certes dévasté plusieurs industries et de vieux écosystèmes mais il a également créé de nouveaux métiers liés à de nouveaux usages.
Le métier de photographe souffre énormément au moment même où la notion de droit d’auteur tend à disparaitre à son tour et quand tout le monde mitraille à gogo. Les gens pensent qu’il est facile de prendre une photo car malgré la surproduction d’images actuelle, ils n’ont pas de grille de lecture suffisamment établie pour faire, justement, la différence entre une image et une photographie de manière factuelle.
Ils n’ont pas la moindre idée du travail que cela demande, sans même parler du talent. Encore moins dans une société dont le socle se fonde sur une économie de l’attention.
Avec le smartphone, on en revient alors toujours à la même histoire : est-ce qu’une photo prise avec un smartphone peut être une véritable photographie.
En soit, je trouve la question assez ridicule. Quel que soit l’outil, un photographe produira toujours un cliché d’une autre nature que celui possiblement réalisé par un non photographe. L’œil, le regard, l’intention, le cadrage. Tout sera différent. Même si évidemment tout le monde peut faire un jour ou l’autre une bonne photo.
Instagram dépasse la notion de prise de vue puisqu’au delà de ses fonctionnalités et du système de filtres de l’application, il s’agit avant tout d’un réseau social.
TU AS DES MODÈLES ? DES « MAITRES » ?
Je pense être plus influencé par des “ états d’esprits “ que par des artistes, des époques, des disciplines ou des œuvres.
En ne revendiquant rien ni personne, je reste dans une certaine culture de l’inconfort et de l’incertitude.
Se reposer sur l’acquis des influences c’est aussi se couper d’une certaine forme de danger, c’est passer à côté de soi même.
C’est éviter de se poser des questions.
QUEL MATÉRIEL UTILISES-TU ET POURQUOI ?
Je ne suis pas, à la base, un technicien. J’ai toujours évacué cette question pour donner prise à l’émotion.Mais heureusement, à force de pratiquer, la question de la maîtrise technique finit par se résoudre presque d’elle même.
En 2011 Fujifilm a sorti le X100, un appareil qui a tout changé pour moi et qui m’a enfin ouvert les voies de la photographie telle que je la ressentais. Je n’étais pas à mon aise avec un réflexe encombrant et je n’aimais pas les zooms. J’ai découvert grâce à un ami, cet appareil compact, léger et performant, monté d’un 35 millimètre très lumineux.
Depuis je n’utilise plus que des appareils de cette marque, dont les fabuleux X-Pro1 et X-E2. Ce sont des Leica killers associés à des optiques Fujinon sublimes et accessibles pour un tel niveau de performance et de qualité.
Je n’utilise que des optiques fixes – un 35, un 50 et un 85 qui ouvrent à F1.4 et à F1.2. Un telle luminosité est essentielle pour moi car je photographie souvent dans des conditions de basse, voire de très basse lumière et à main levée. Avec des optiques fixes, tu es obligé “ d’aller chercher ” la photographie. Et comme je pratique souvent de très près avec mes sujets, en mouvement, ce sont des objectifs précieux.
Fujifilm a apporté du sang neuf à la photographie ces trois dernières années. Le nombre de photographes qui abandonnent leur 5D Mark III ou leur D800 au profit de ces petits hybrides au design old school est significatif. La communauté francophone est très active sur les réseaux, constituée de vrais amoureux de la photo, ouverts et généreux.
Enfin, détail particulièrement appréciable, la marque est à l’écoute de ses clients et apporte sans cesse des améliorations matérielles et surtout logicielles ce qui fait qu’on l’on peut garder longtemps un même boîtier dans des conditions de performances optimales. Je crois que leurs appareils, tels que le X20 sont de parfaits boîtiers pour entrer “ en contact ” avec la photographie comme pour répondre aux exigences les plus pointues.
Je tiens d’ailleurs un Tumblr, intitulé “Nées Sous X”, consacré à ma pratique avec cette famille d’appareils
(entretien à suivre ici : part 2)
Pour retrouver le travail de Jean Fabien il y a son flickr par ici : https://www.flickr.com/photos/jfl/
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