La femme libre & les jeunes gens modernes.
Paris, octobre 1978, le parvis de la Fac de Jussieu, un jeune homme. Il vient tout juste d’être embauché par le célèbre magazine musical Rock & Folk pour s’occuper d’une nouvelle rubrique qu’il a lui-même imaginée : Frenchy But Chic, un espace où il parlerait de cette nouvelle vague musicale qui émerge un peu partout en France et veut imprimer un style radicalement nouveau dans un milieu un peu figé. À la recherche de contacts pour ses débuts dans le show-biz, il aperçoit un type qu’il reconnaît comme étant le batteur du groupe Shakin’ Street. Il va le voir, engage la conversation, obtient des informations et le suit dans son local de répétition : Jean-Éric Perrin tient alors un sujet pour sa toute première rubrique.
25 ans plus tard, le jeune homme devenu journaliste et écrivain, sort deux livres qui trouvent leur origine dans cette rencontre : « Sexe, drogues & rock’n’roll » (2014), un roman racontant le fabuleux destin de Fabienne Shine, chanteuse du groupe Shakin’ Street et dont la vie est remplie de rencontres et d’histoires avec quelques unes des plus grandes stars des années 70, et « Frenchy But Chic » (2013), une compilation des 47 épisodes de la rubrique publiée dans Rock & Folk de novembre 1978 à septembre 1982, compilation ‘’augmentée’’ de témoignages, anecdotes, souvenirs et hommages d’artistes de l’époque (Frank Darcel, Dominic Sonic, Patrick Vidal, Étienne Daho, Lio, Daniel Darc, …).
Avec ces deux ouvrages, je pense que Jean-Éric Perrin a repris à Brett Easton Ellis le titre de meilleur name-dropper du monde. Haut la main. On y croise en effet du beau monde, une espèce de Who’s Who du show-biz français et international. Mais il ne s’agit pas d’un name-dropping alibi, uniquement destiné à épater la galerie, non, si ces noms sont imprimés dans ces livres c’est qu’ils sont tout simplement à leur place : pour raconter un parcours, une époque, des rencontres et des faits bien réels.
Être au bon endroit au bon moment : hasard ou destin ? Si comme Éluard vous pensez qu’il n’y a pas de hasard mais des rendez-vous, alors les agendas de Fabienne Shine et de Jean-Éric Perrin devaient déjà être déjà bien remplis avant leur naissance.
« Sexe, drogues & rock’n’roll » (2014)
Ike Turner, Guy Bourdin, Grace Jones, Anouk Aimée, Pierre Barouh, Tina Turner, Nico, The Byrds, Jean-Pierre Léaud, Marc Zermati, Boris Bergman, Zouzou, Pierre Clémenti, Frédéric Pardo, Jean-Bernard Hebey, Serge Kruger, Louis de Funès et les gendarmes, Charles Aznavour, Françoise Sagan, Valérie Lagrange, les frères Taviani, Sergio Spina, Bernardo Bertolucci, Maurizio Ponzi, Vittorio Caprioli, Edwige Feuillère, Claudine Auger, le Mime Marceau, Anita Pallenberg, Keith Richards, Fellini, Klaus Kinski, Monica Vitti, Antonioni, Moravia, Richard Dayne Blandford, John Cale, Robert Mitchum, Romina Power, Linda Christian, Jean-Pierre Rassam, Philippe Garrel, Tina Aumont, David Gilmour, Roger Waters Rick Wright, les frères Bréguet, Salvador Dali et Gala, Debbie Harry, Jean-Pierre Kalfon, Babette May, les fils Malraux, Michel Taittinger, Johnny Thunders, David Johansen et les New York Dolls, Iggy Pop, Lee Jaffe, Bob Marley et les Wailers, Robert Plant, Jimmy Page, Bryan Ferry, Britt Ekland, Freddy Mercury, David Bowie, Pamela Des Barres, Ron Wood, Bob Seger, Catherine Faux, Maria Schneider, John Dunbar, Marianne Faithfull, Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac, Corine Marienneau, Richard Kolinka, Chrissie Hynde, Malcolm McLaren, Sid Vicious et Nancy, Joe Strummer, The HeartBreakers, Bill Wyman, Mick Jagger et Jerry Hall, Ron Wood, Sandy Pearlman, Ross The Boss Friedman, Black Sabbath, Blue Öyster Cult, Damon Edge, Helios Creed.
J’ai laissé de côté quelques noms moins connus, j’en ai peut-être zappé deux ou trois, mais la liste des personnes que Fabienne Shine, l’héroïne de « Sexe, drogues & rock’n’roll », a croisées, rencontrées, aimées dans sa vie est impressionnante. Elle l’est peut-être encore plus quand on la réduit aux noms de ses amoureux et amants : Jean-Pierre Léaud, Charles Aznavour, Klaus Kinski, Alberto Moravia, Ike Turner, Johnny Thunders des New York Dolls, Jimmy Page de Led Zeppelin, ou encore Rick Wright de Pink Floyd pour citer les plus connus. Quand j’ai demandé à Jean-Éric Perrin s’il aurait pu choisir une autre personne pour cette histoire, lui qui a aussi fréquenté du beau linge et des stars, il a été assez très clair : non. Cette succession de gens connus, cette concentration de trajectoires célèbres qui se croisent est unique. Mais ce name-dropping serait tout à fait anecdotique si on en restait là. Ce que nous raconte avec passion Jean-Éric Perrin dans ce livre c’est aussi, et peut-être avant tout l’histoire, le destin d’une femme qui traverse en totale liberté en une époque où la frilosité n’avait pas cours, où toutes les expériences imaginables étaient à portée de main, où tous les voyages, tous les choix, toutes les rencontres étaient possibles. C’est donc plutôt rafraîchissant, voire salutaire compte tenu de l’ambiance dans laquelle se sont déroulés les récents débats de société qui ont secoué la France.
Plutôt qu’une biographie classique, Jean-Éric Perrin a choisi de faire un roman de cette histoire : très bonne idée. Ainsi, au lieu de pondre un pavé fourre-tout indigeste de 1 000 pages, il se concentre sur les éléments qui servent la trame narrative du livre : planter minutieusement et avec style le décor d’une époque si particulière et chargée d’icones pour y projeter le lecteur, puis inscrire dans ce décor la trajectoire incroyable de cette « muse électrique ». Sa naissance en Tunisie, son arrivée en France, sa rencontre avec Nico en Angleterre, ses débuts dans une boutique des Champs-Élysées et sa relation avec Jean-Pierre Léaud, ses liaisons avec Johnny Thunders ou Jimmy Page, son réveillon avec les Stones, sa rencontre avec Bob Marley en Jamaïque ou la création de Shakin’ Street avec ceux qui, une fois partis, allaient devenir le plus célèbre groupe de rock français : toute sa vie est en effet une fascinante successions de rencontres. Résultat, l’auteur trousse avec son style enlevé un livre qui se lit d’un trait, plein de surprises, d’anecdotes, de mythes et de stars à l’intérieur. Roman, mais aussi témoignage documenté sur une époque révolue, une époque de révolutions, de liberté, de contre-culture, d’excès que Jean-Éric Perrin restitue avec une grande précision, un réalisme très visuel et une élégance assez rock. Bref, « Sexe, drogues & rock’n’roll » comme son nom l’indique.
« Frenchy But Chic » (2013)
Le deuxième livre est une reprise en l’état de toutes les chroniques du même nom publiées pendant quatre ans dans Rock & Folk. L’occasion de se repencher sur une époque pas si lointaine mais qui connaît un vrai regain d’intérêt, voire de nostalgie, et dont de nombreux groupes ou chanteurs actuels se revendiquent en partie. Une époque où une poignée d’artistes décide de moderniser l’approche globale de la musique en France : esthétique, discours, mélange des genres, styles vestimentaires, références, les « Jeunes Gens Modernes » filent un grand coup de pied dans la fourmilière d’un rock français un peu stéréotypé.
Le livre raconte donc l’émergence d’une génération qui, en malaxant des influences parfois éloignées, en confrontant des styles, des instruments classiques et des modernes, invente quelque chose de nouveau. Agrémenté de témoignages émouvants, et parfois drôles de ceux qui sont cités dans les chroniques de l’époque, c’est un véritable document historique puisque pour la première fois on voyait apparaître dans les médias des noms comme ceux d’Étienne Daho (encore Jr à l’époque), d’Indochine, des Rita Mitsouko et de plein d’autres oubliés ou disparus. Au-delà des visages les plus connus (Jacno, Marquis de Sade, Kas Product, …), c’est un régal de replonger dans ces rubriques à la recherche d’émotions musicales passées et de tomber au détour d’une page sur des disques dont on avait oublié l’existence ou des artistes tombés en désuétude mais sentimentalement importants pour soi (subjectivement : Les Olivensteins, Electric Callas, Les Avions ou Artefact par exemple). Un vrai plaisir aussi de redécouvrir l’écriture vive, engagée, fervente et rock du chroniqueur qui avait su aiguiser notre curiosité et contribuer à façonner notre esthétique musicale personnelle avec style.
Pour compléter l’expérience de cette lecture je vous recommande très vivement de rejoindre le groupe Facebook « Frenchy But Chic », et ses vieilles photos ou vidéos de nombreux artistes ou groupes cités dans le livre. Chaque jour, des dizaines de ses membres errent sur YouTube à la recherche de quelques inédits de La Souris Déglinguée ou des Stilletos, d’un passage TV de Marc Seberg ou d’un clip des Mathématiques Modernes pour les partager au sein du groupe. Chaque jour des conversations s’engagent sur la qualité musicale dudit clip ou la valeur mythique (ou non) de la version proposée. Des acteurs de l’époque viennent régulièrement participer et mêler leur voix à celles des nostalgiques ou des jeunes générations qui redécouvrent un pan important de l’histoire du rock français. C’est à la fois touchant, vivant, intéressant et très amusant.
Vous pouvez évidemment lire ces livres l’un sans l’autre : un « page-turner » où à chaque nouveau chapitre on se demande quelle figure mythique de l’époque va apparaître dans le sillage, le lit ou à la table de Fabienne Shine, et l’autre qui est plutôt comme un album de souvenirs que l’on laisse sur sa table de chevet et que l’on peut reprendre dans le désordre à la recherche de vieilles madeleines. Mais ces deux livres sont finalement complémentaires, et apportent aussi un éclairage en creux sur notre époque et ses errances hygiénistes et conservatrices.
Pour prolonger ce billet, retrouvez l’interview de Jean-Éric Perrin ici : ITW Jean-Éric Perrin.
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