A quoi ça rime ? – « Je n’ai jamais eu la nostalgie de l’enfance » – Matthieu Dufour
Chronique pour Le cabinet des curiosités des samedi 4 et 11 octobre 2014 (extended version).
Je n’ai jamais eu la nostalgie de l’enfance … les maillots verts siglés Manufrance, moulants, le col et les manches liserés de bleu-blanc-rouge… les premiers essais maladroits et apeurés mais excités sur un vélo délesté de ses roulettes… l’attente fiévreuse des cadeaux de Noël, la joie désordonnée des déballages hystériques dans un camaïeu d’odeurs de cuisine, de feu de cheminée, d’alcools forts et de parfums lourds… les goûters interminables sur la table de cuisine en bois massif patinée par les tortures plus ou moins innocentes de générations d’enfants turbulents… l’air chaud des moissons enveloppant les plaines paresseuses au rythme des tracteurs bringuebalants et des majestueuses batteuses qui se succèdent nuit et jour dans un tourbillon de poussière et de cliquetis nonchalants… les opulentes tartines de pain de campagne frais recouvertes de beurre salé et de confiture maison aux fraises,… les bols ébréchés, remplis à ras bord d’un chocolat chaud, épais et crémeux, visqueux et pesant… les promenades sans intérêt, sans fin dans les champs de blé mûr ou de maïs chauffés par le soleil de juillet et baignés de lumière saturée… les câlins baveux du soir sur le vieux canapé en cuir du salon… le bruit cotonneux des premiers flocons de neige percutés… les souvenirs de cours d’école… de genoux râpés… de cartables couverts de tâches d’encre… le pèlerinage annuel en famille sur l’étape locale du Tour de France… les rouleaux de réglisse que l’on étire… le premier baiser échangé…
Aucune minute, image, bouffée, effluve passées ne me manque … ensommeillés et crampés, les retours dans les bouchons du tunnel de Saint-Cloud d’un trop court week-end crachineux dans l’humide fermette normande retapée par la famille depuis plusieurs générations sans que cela n’aboutisse jamais… les rires forcés d’une bande de copains à peine remis de leur passage à l’âge adulte autour d’une photo délavée, gros plan sur deux d’entre eux se disputant avec acharnement un Action Joe dans un pyjama en coton épais rayé de bleu ou de rouge et de blanc… la collection de saison de vignettes Panini… les premiers vinyles achetés ou volés… le premier panaché à la terrasse d’une crêperie de Carnac dans les vapeurs ordurières de la marée basse… l’entrée au collège entre angoisse et fierté, les cahiers que l’on protège, la trousse que l’on personnalise, la colle blanche que l’on sniffe jusqu’à l’écœurement… le retour tant attendu de l’homme de la famille en fin de semaine après une tournée de ses principaux responsables de région, quelques échantillons de shampooing et de savon en guise de cadeaux… des trésors précieux que l’on range au fond de l’armoire avec un journal intime cadenassé pour la forme, un magazine de charme débordant de seins opulents, de lingerie parme ou rouge et noire, un opinel et un paquet de clopes… les caquetages des filles dans le bus… le premier choc musical devenu honteux puis de nouveau en vogue… le deuxième baiser… le troisième…
Je déteste ces moments exaltés de complaisance où l’on se penche sur le monde merveilleux de sa jeunesse en regrettant les atours de l’époque actuelle et le temps qui file si vite qu’on ne le voit pas passer. De toute façon ces souvenirs n’existent pas. Je ne me souviens pas de mon enfance. De ma chère et de ma tendre enfance …les matins sans envie, aucune envie, de rejoindre le cortège des élèves mal réveillés pour gagner l’école, imaginant dans son cerveau la plus crédible des raisons pour sécher… ceux d’un réveil en fanfare des parents, de sauts enthousiastes et libres sur le lit conjugal avec frères et sœurs dans une rare parenthèse de joie spontanée et communicative, gratuite et éphémère… la cour de récré et ses injustices, ses complots, ses représailles, son ennui, les premiers coups échangés pour une sombre histoire de bille disparue ou de croche-pied… la fouille minutieuse des armoires et commodes familiales à la recherche d’une arme enfouie sous des piles de linge, d’un secret de famille forcément honteux ou d’un bas de laine imaginaire… les heures passées à espionner les conversations téléphoniques de sa sœur aînée avec sa nouvelle meilleure amie… les excuses miraculeuses pour une récitation non apprise ou un devoir bâclé… les feuilles de Ginkgo biloba séchées entre un buvard tâché et la feuille quadrillée d’un cahier grand format à spirales… les tentatives avortées de rébellion lors d’une invective un peu trop violente d’un professeur à l’encontre d’un élève dont on est pourtant pas si proche… la première impression pastelle de la mer, entre gris clair et gris moins clair, Finistère sud, pointe de Mousterlin un matin salé, cette odeur ensorcelante d’iode, de poisson et de vase, d’égouts… les rires partagés avec son meilleur pote de l’année…
Je ne me rappelle de rien de tout cela, rien, rien du tout. Enfin presque rien …un paysage blanc, laiteux, de la neige me semble-t-il, une odeur de feu de cheminée… rien de plus. Un vide, un désert, un puits sans fond dans lequel je ne fais que jeter en vrac, qu’amasser, qu’agglutiner les souvenirs d’autres enfants devenus grands, des pages de livres, d’autres mémoires. Je ne saurais dire si mon enfance était heureuse, dorée et douce (ou pénible, fauchée et ennuyeuse), Cela m’est égal. La jalousie parfois m’étreint. Parfois, je me surprends à envier ceux qui ont maintenu la connexion, le contact, n’ont jamais perdu le fil de leur vie, ont récupéré (ou inventé) leurs souvenirs je ne sais où dans leur boîte crânienne, dans les méandres de leur cortex. De temps en temps, cette absence de souvenirs me pèse, m’angoisse, m’interroge, m’attriste. J’ai essayé, à plusieurs reprises, consciencieusement, méthodiquement de partir sur la piste d’un traumatisme quelconque, d’un choc violent, d’une agression sexuelle, de brimades répétées, d’un enlèvement, d’un échange de bébé, d’une grossesse camée, d’un accident mystérieux, de faits graves que j’aurais volontairement écartés de ma mémoire pour me reconstruire, pour survivre, j’ai tendu des perches, lancé des phrases en l’air, posé des questions l’air de rien mais je n’ai rien trouvé, je n’ai obtenu aucune réponse. J’ai dû me rendre à l’évidence, rien de choquant, rien de sordide, rien de terrorisant, rien qui ne justifie ce trou noir béant au bord duquel je traîne mon présent. Haruki Murakami pense que les souvenirs sont comme les romans, ou les romans comme les souvenirs, je ne sais plus exactement, tout est de fiction en somme, chacun façonne à sa façon, avec ses moyens, retranchant, ajoutant, enjolivant, triant, diminuant, élaguant, magnifiant, oubliant. Rien de grave donc, juste un fait banal comme un trait de caractère, une caractéristique physique ou mentale, comme être doué du sens de l’orientation ou exceller en calcul mental, comme avoir les os lourds et épais ou les cheveux fins et bouclés, comme aimer les mélanges sucré salés ou reproduire les schémas familiaux en se mariant jeune pour divorcer tôt avant même l’adolescence des trois enfants conçus dans l’insouciance de la lune de miel, la chaleur sèche d’un premier été dans le mas provençal tout juste acquis ou la réconciliation mouillée des prémices de la fin annoncée. Je ne me souviens même pas de ma première communion.
Mes premiers véritables souvenirs, ceux qui m’apparaissent clairement, imprimant sur la ligne d’horizon de mon regard myope des lieux, des visages, des situations, voire des mots, remontent aux premières sensations tardives d’un corps qui se transforme enfin. J’aperçois alors, déambulant au loin, les silhouettes, longiligne d’Odile, trapue d’Olivier ou banale de Christophe, je devine derrière les lourdes portes les salles à manger emplies du brouhaha des enfants pas encore rassasiés, derrière les murs de vielles pierres empilées les piscines aveuglantes pas encore protégées par l’ombre câline des cyprès élancés, j’entends les inepties qui sortent de ma bouche pas assez alcoolisée quand j’essaye d’impressionner Marie ou de mentir à Louise, j’hume les sillages des gâteaux qui sortent du four, les senteurs marines des plateaux d’huitres et les fumets des gibiers noyés dans la sauce. Quelle est la part du réel, de vécu dans cette mémoire. Je ne me souviens pas, jamais, des détails des week-ends en famille ou entre amis en Normandie, des vacances traditionnelles en Bretagne ou dans le Luberon. Je ne me souviens pas du premier dessin animé que mes parents m’auraient emmené voir, pas plus que de la première maquette de tank américain achetée avec mon argent de poche ou volée dans l’armoire d’un copain lors de son anniversaire dans sa maison lénifiante de la vallée de Chevreuse. Je ne me souviens même pas de mon entrée au collège.
Peu à peu je me fais une raison : je n’ai pas de souvenirs d’enfance, de la mienne, ni de celle des autres, ou très peu, une vague impression d’humidité parfois, comme une odeur, pas de moisi non, mais un parfum qui interroge mon cerveau en vain, quelques effluves nautiques du passé, des visages confus, brouillés, des scènes incohérentes, une mélodie satiesque, l’ensemble émanant plutôt d’un rêve heurté mais doucereux, le tout plus probablement hérité des heures passées à écouter les autres raconter leurs vies avec abondance de précisions, de bons mots convenus et de descriptions interminables du moindre souvenir insignifiant, à consulter sans conviction les albums photos familiaux, les nôtres, les leurs, les vôtres, pour essayer de chaparder quelques bribes de souvenirs, pour tenter de reconstituer une vie, ma vie, les histoires que ma mémoire me refuse.
Stop !
Tout ce qui précède, cette absence de mémoire, tout cela est totalement authentique, mais tout cela n’est peut-être plus tout à fait juste… À cause d’un disque… Je croyais cette amnésie profondément ancrée en moi. Comme faisant partie de ma vie. De mes caractéristiques fondatrices. L’absence de mémoire de l’enfance comme pierres fondatrices, sacrées fondations…Tout cela à cause d’un disque donc « Quitter l’enfance », le disque de Baptiste Walker Hamon qui a fait subitement resurgir des visages, des figures, des sons, des odeurs, des impressions de paysage,
L’art, la musique, la poésie, sont comme des clés magiques, des passes, qui ouvrent des portes que l’on croyait closes, condamnées à jamais, des pierres philosophales qui changent le vide en plein, l’absence en présence, la rareté en abondance… Le disque de Baptiste semble être une de ces clés pour moi. Quelques mots d’apparence anodine, banale au début de sa chanson « Les Bords de l’Yonne, quelques mots qui disent « c’était l’enfance nous venions là passer le temps que l’on nous donne la vie passait et nous étions bien à marcher sur les bords de l’Yonne, c’étaient les désirs lents et l’insouciance et les envies » au tout début du disque, quelques mots qui ont provoqué une émotion très forte et ont fait voler en éclat quelques blocs de la ligne Maginot imaginaire que je m’étais bâtie pour me protéger des tentatives d’invasion de mon passé, de ma chère et tendre enfance …
Alors il est peut-être temps pour moi de renoncer à ces croyances vaines, à ces armures lourdes et antiques. Je ne sais pas où cela va me mener, pour l’instant je suis encore un peu sous l’émotion de cette musique de Baptiste Walker Hamon qui un goût rare de vérité, de nudité, un truc vibrant et généreux qui a très clairement quelque chose à voir avec ce passé lointain que je croyais avoir oublié.
A suivre donc mais peut-être qu’un jour moi aussi comme Baptiste Walker Hamon j’aurai « la force d’écrire ce que nos larmes ont de mystère »…
Le podcast de l’émission du 4 octobre se trouve ici (ma la première partie de ma chronique est à 1 h 13 mn 40) : http://www.mediafire.com/listen/d1r71fb5wq2w0or/LE+GRAND+CABINET+DES+CURIOSITES+04.10.2014.mp3
Celui de celle du 11 octobre ici (la deuxième partie de ma chronique est à 48 mn 45) : http://www.mediafire.com/listen/ywdsdsc8cuasyv3/LE+GRAND+CABINET+DES+CURIOSITES+11.10.2014.mp3