Actu – Mes 5 livres 2014.
Autant j’ai trouvé l’année musicale riche, variée et enthousiasmante, impliquant des choix cornéliens pour tenter de ne garder que quelques disques au moment des bilans de fin d’année, autant la production littéraire annuelle qui continue d’enfler ne m’a pas semblé proposer grand chose de nouveau ou d’emballant. J’ai même eu quelques grosses déceptions. Pourtant grand fan du Japonais, le nouveau Murakami m’a par exemple laissé de marbre, comme si la magie avait cessé d’opérer. Il faudra sans doute le reprendre plus tard, je suis peut-être passé à côté de quelque chose. Idem pour le Salter, bien foutu mais pas vraiment touchant. La maitrise technique ne fait pas tout, loin de là. J’aime plutôt bien ce qu’écrit Reinhardt aussi, il est meilleur que pas mal d’autres de sa génération cela ne fait aucun doute. Mais il y presque toujours un moment où le livre me tombe des mains, c’est souvent trop quelque chose : long, démonstratif, évident, … Cette sale manie qu’ont les écrivains français actuels à jouer à l’écrivain, à se regarder écrire, à vouloir prouver, à chercher un prix à tout prix. Je n’ai lu ni le Salvayre, ni le Carrère, donc mon jugement est peut-être un peu expéditif et injuste. Mais chaque rentrée littéraire qui passe me lasse un peu plus à chaque fois.
Finalement parmi les romanciers actuels je n’ai gardé que le Donna Tartt : Le Chardonneret, nouveau roman ample et ambitieux qui ajoute à la légende de cet écrivain rare. Un roman tous les dix ans (son premier livre, Le Maître des illusions publié en 1992 est à (re)lire absolument), la preuve qu’à de rares exceptions, personne ne peut raisonnablement espérer écrire un grand livre, ni même un bon livre tous les ans. L’Américaine arrive à conjuguer érudition et culture, émotions et rythme, construction et sensations avec l’histoire de Théo Decker, jeune new-yorkais de 13 ans dont la mère est tuée dans un attentat au Metropolitan Museum of Art et se retrouve en charge d’un tableau : Le Chardonneret de Carel Fabritius. Comme d’habitude, Donna Tartt excelle notamment dans la constructions de personnages complexes et attachants. Sa maitrise du rythme et de la construction tient des grands maitres du suspense, mais sa langue est riche et forte, littéraire. Tour de force.
Autre émotion forte, poétique celle-là, et liée à la musique, la sortie du livre de Jean-Louis Bergère. À la suite de son superbe album demain de nuits de jours, il a demandé à quelques poètes d’entrer en dialogue, en résonance avec les textes déjà forts poétiques des chansons de son album. Quand j’avais chroniqué ce disque je m’étais référé à Éluard, « le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré » (Chronique ici : l’étoile du Bergère). Jean-Louis Bergère est de cette race, de ceux dont les mots donnent envie aux autres d’écrire. Nouvelle preuve du talent de l’Angevin, ce recueil est plein de beaux moments et d’images fortes et émouvantes. On y retrouve notamment des auteurs brillants comme Antoine Emaz et Albane Gellé dont les mots donnent en écho un relief et une profondeur à ceux du chanteur de façon magnifique. Des photos de Michel Durigneux apportent la touche finale à ce qui est vite devenu un livre de chevet.
À part ces deux livres, ce sont donc les « vieux » écrivains, les derniers monstres sacrés que j’ai aimés cette année.
Il y a Duras, encore et toujours Duras. Le livre dit. Le texte de la quatrième de couverture : « Au mois de mars 1981, à Trouville, Jean Mascolo et Jérôme Beaujour filment Marguerite Duras sur le tournage d’Agatha, pour ce qui deviendra le documentaire Duras filme. Ces quatre jours resteront comme un moment de grâce : l’écrivain, face à la mer à l’hôtel des Roches Noires, manifeste devant tous un bonheur intense de créer. La présence de Yann Andréa, qui s’est brusquement installé chez elle ce fameux «été 80», n’est pas étrangère au phénomène. Avec une liberté grande et joueuse, écrivant par la parole, Marguerite Duras improvise sur les thèmes du désir, de l’homosexualité, de l’inceste, de l’interdit et sur l’écriture, le cinéma, la modernité ou encore l’absence de Dieu. » Je n’ai pas grand chose à rajouter si ce n’est qu’on a souvent caricaturé Duras qui vaut bien mieux que cette image de vieille alcoolique intellectuelle barbante qu’on a bien voulu nous décrire. C’est peut-être l’un des derniers géants de la littérature française, la dernière à avoir inventé quelque chose au niveau de la langue et ce talent s’accompagnait d’une puissance intellectuelle remarquable. Il faut lire autre chose que ses romans, dépasser son style si on ne l’aime pas, pour parfois s’en convaincre. Sur Facebook en ce moment tournent des réflexions qu’elle avait faites en 1985 sur l’an 2000. Jetez-y un coup d’oeil c’est saisissant. Les poètes, les écrivains, enfin les grands, les vrais ont quelque chose du médium, de devin. Ce livre est vraiment passionnant.
Il y a aussi le premier roman de Romain Gary, qui s’appelait encore Roman Kacew à l’époque : Le vin des morts. Écrit à 19 ans, ce livre est déjà plein de ce qui fera le succès et la beauté de Gary : ce sens du sarcasme, ce regard caustique sur la société et les travers de ses contemporains, cet humanisme lucide et chaud, cette langue imagée, à la fois enveloppante et tranchante. Dans un souterrain peuplé de squelettes dont il cherche l’issue, Tulipe rencontre une galerie de morts grotesques et parfois terrifiants. Fantasque ballade macabre sous influence célinienne, dialogues tordus, humour noir, dérision et vision : une roman en forme d’uppercut balancé à la face de la société des années 30 par un gamin déjà doté d’une forte personnalité et d’un sacré tempérament romanesque. Un bréviaire dans lequel Émile Ajar plongera pour écrire ces contes pour adultes quelques décennies plus tard.
Enfin, last but nos least, mon coup de coeur de l’année haut la main, Les terres du couchant, un inédit de Julien Gracq. Non publié car jugé non abouti par cet écrivain dont l’exigence n’est plus à prouver. Effectivement non achevé, le livre est néanmoins remarquable. S’il devait servir d’étalon pour juger de l’état d’aboutissement d’un roman français, cela libérerait quelques places sur les tables des libraires. Ce roman chronologiquement situé entre Le rivage des Syrtes et Un balcon en forêt est une formidable démonstration de son talent de styliste. On y retrouve ce qui fait la beauté et la force de sa langue : ses phrases sinueuses, son vocabulaire riches et coloré, Gracq peint avec ses mots des toiles de maitre. Jamais peut-être cela n’a été aussi vrai que dans cette histoire qui se situe à une époque non définie, dans une géographie imaginaire. Un royaume est sur le point d’être envahi par des barbares mais ses plus hauts dignitaires se refusent à l’évidence. Une poignée d’hommes tente alors de se prendre en main et part aux confins de ce territoire pour défendre une citadelle assiégée. La narration de leur périple, de leur fraternité, les descriptions de ces paysages aux différentes heures du jour et de la nuit, aux différentes saisons sont de cette beauté pure que seuls les poètes savent manier. Et contrairement aux apparences d’une grande modernité à la fois dans le propos et dans la langue. Franchement superbe.
Les terres du couchant
Extrait : « En somme, nous vivions bien. Chaque saison amenait ses fruits et ses plaisirs, et la Terre du Couchant n’était pas avare. Les vices dans le gouvernement du Royaume étaient si vieux, et leurs méfaits si capricieux dans leur enchevêtrement qu’ils finissaient par participer des hauts et des bas qui donnent sa variété à tout spectacle naturel : si on formait le vœu parfois de les voir « s’arranger », c’était de la même lèvre pieuse dont on souhaite que le temps « s’arrange » après la grêle ou la gelée. Comme l’habitué des alpages a cessé de réfléchir au caractère fâcheusement raboteux des montagnes, simplement on naissait à Bréga-Vieil au cœur d’un paysage social accidenté. Le secret conseil du Royaume était l’absence complète de mouvement, et la connaissance que l’homme accroche son champ et le laboure sur des pentes dix fois plus fortes que celles qu’il supporterait d’un pont de navire, quand celui-ci va sur la mer.
Il y avait des jours encore où l’œil retrouvait sur cette terre poncée et usée par la familiarité de tant de paumes les escarres et les cicatrices du feu. Ces jours-là, comme les fantômes sortent des cimetières par les nuits de pleine lune, le regard du voyageur doué d’un pouvoir séparateur neuf découvrait les termitières de pierre des anciens calvaires basculés au creux des fourrés, pareilles aux hécatombes des grandes chasses, les tours à signaux, sombrées dans les feuilles, les châteaux de grès brut enfouis dans leur bauge de forêts, l’étang de leurs cours pavées mangées par l’herbe, et les anneaux de fer énormes scellés aux murs roussis où s’était cachée une race de chevaux d’Apocalypse. Mais le peuple du Royaume aujourd’hui consultait d’autres archives. Elles s’entassaient en liasses croûtées d’un limon de siècles aux greffes des cours de justice et aux registres des officialités, où les symboles de ce qui avait été richesse vraie se monnayaient et s’échangeaient en effigie. Quand il m’arrive de penser encore à ce temps de mon activité professionnelle, il me semble que la vie des habitants du Royaume se passait à échanger des signes authentifiés, son labeur à répertorier des pièces comptables. La fin dernière de la tenue des comptes était dans leur balancement : le Royaume inépuisablement fabriquait de l’équilibre, coïncidait sur le papier avec lui-même dans la figure de son identité.
Je me souviens pourtant combien la vie à Bréga-Vieil était douillette et confortable, ainsi que dans une maison dont on s’est résigné à condamner les pièces d’apparat. À l’orient du quartier du Bourg, s’enlevaient au-dessus des gorges de la Loesna les courtines du château des Comtes dominant les tuiles vernissées de la ville de leur pigmentation terne de rochers que n’atteignent plus les marées. À l’Ouest, la cathédrale surplombait un mamelon haut, un quartier depuis longtemps désertique, raccordé par une pente douce aux plateaux qui ceinturent la ville. Les rues coulaient, se serraient en faisceau sinueux dans l’ensellement entre les deux hauteurs, charriant avec elles une traînée de vie grasse, abandonnant les lourds vaisseaux de pierre à leur échouage sur ces parvis visités par le vent, où les après-midi d’été promenaient sans bruit de minuscules trombes de poussière. Il faut avouer que ces hauts lieux étaient devenus à Bréga-Vieil avec le temps extraordinairement inhospitaliers : un quartier claquemuré et hostile avec ses rares portes étroites, ses murs aveugles où la chaleur plaquait des essaims de mouches, – parfois une sonnette grêle au fond de ses jardins verrouillés dont les arbres pointaient à peine par-dessus le mur de clôture, un parti de soldats dans ses ruelles tournantes montant harnaché vers le château, ou la robe noire d’un prêtre battant aux murs crayeux comme une chauve-souris. À présent, quand me revient l’image de la ville, il me semble discerner qu’une espèce de torpeur faisait refluer de là la vie vers les points bas. La ville s’endormait, pesante, amarrée par les siècles aux pitons de ses roches de vigie, son poids aveugle tassé au plus creux de ce hamac avachi, dans un bruit faible de viscères satisfaits et dans la respiration assoupie des grandes chaleurs. »
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