Chronique – Jean-Louis Bergère – Demain De Nuits De Jours.

Jean-Louis-Bergere-Demain-De-Nuits-De-Jours

 

A quoi ça rime tout ça.

« Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré »

Si Éluard dit vrai, alors Jean-Louis Bergère est bien de cette race. Celle des veilleurs, des artisans trousseurs de mots qui éveillent, des bergers qui conduisent les troupeaux d’âmes égarées. Ces guides souvent taiseux, humbles et intègres, qui jour après jour s’attellent à la tâche, écrivent, dessinent, interprètent, créent ce langage qui n’est pas tout à fait notre langue. Cette « force en nous plus ancienne que tout langue ; une force, notre origine, que j’aime appeler parole » (Yves Bonnefoy).

Ils sont là, les deux pieds ancrés dans cette terre qu’ils aiment tant, la tête perchée au sommet leur corps prête à accueillir les signes, les vibrations, observant les particules de l’éphémère, de l’invisible. Imperméables à la pression d’une époque qui s’affole dans la vitesse et l’oubli, leurs mots (Reverdy, Éluard) résistent au temps qui passe, aux certitudes et au dogmatisme. Ils nous rappellent que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (Char). Ils nous empêchent de périr étouffés par notre paresse, notre passivité ou le pessimisme ambiant. Ces étoiles scintillent la nuit, ces phares traversent le brouillard, et nous aident à comprendre les maux d’un temps écorché comme nos blessures les plus intimes. Ils nous suggèrent que la vie est aussi pleine de ces moments quotidiens de grâce. Quand nous entrons l’espace d’un instant en relation avec les terres, les pierres, le mystère des clairières ou celui de la beauté incendiaire des routes côtières baignées par les soleils d’hiver. Ils nous révèlent à nous-mêmes. Et quand nous sommes assez disponibles pour les entendre, assez sages pour les écouter ils nous réveillent à l’action et au rêve, à la vie et au voyage. La poésie est une drogue dure. Faut pas commencer.

S’il n’a pas toujours été bien vu d’emprunter en français les chemins escarpés d’une écriture travaillée, délicate, de vouloir alterner l’elliptique et le dense, de refuser de choisir entre l’intransigeance sectaire du rock et la facilité d’une certaine variété (pour cela on a souvent préféré sa langue naturelle à sa langue maternelle), les choses ont quand même considérablement changé. De Manset ou Murat à Dominique A, de Kanche à Miossec, des artistes ont fait le métier. Avec classe, grâce, humilité et délicatesse. Aujourd’hui des gens comme Filip Chrétien assument sans complexe des univers ambivalents et personnels. Jean-Louis Bergère est de la trempe de ces artistes capables de créer un univers unique dans une parole universelle.

 

Dessine moi une planète

Dès les premiers instants du disque, on sent qu’on a à faire à un projet libre et exigeant ; qu’il faudra apprivoiser les recoins secrets de ces échappées belles pour pouvoir tenter d’en restituer le sens. Mais on se doute que l’émotion sera au bout du voyage.

Je ne savais pas trop par où commencer. Pour rendre compte de la beauté à la fois universelle et singulière (« unie-vers-celle » ?) de ce disque. Évoquer les références des ainés, à la fois nombreuses, et comme toujours réductrices car finalement différentes, jamais tout à fait assez justes pour décrire ces belles envolées lyriques, ces escales apaisées et ces retours au pays. Décrire mes sens en éveil, mis en émoi par cette voix chaude et charismatique, ces ambiances tour à tour pop, rock, planantes, électriques, acoustiques, angéliques. Décortiquer cette langue forte et engagée. Penser au travail minutieux d’un tailleur de granit.

Ou se taire et lire. L’évidence poétique. La fluidité, limpide.

« compte sur tes doigts

et retiens

les pas les nuits et les lunes

nous n’aurons je crois

pas le temps d’y revenir »

« sous l’œil du volcan

le ciel s’enflamme et se répand

mais ce soir nous suivons de près

la marée des lumières »

« quelques tonnes de pierre suspendues dans les fibres

d’une ville toute entière qui tient en équilibre

et dans l’angle au-dessous cette fissure naissante

mes pensées minérales et tes lèvres troublantes »

« parle-moi plutôt des siècles à venir

de la mort qui ment comme tu respires

de la neige fraîche tombée dans la nuit

de celle qui t’aime du beau temps de la pluie »

« jusqu’on serions-nous allés si la terre n’avait pas été ronde

Il est peut-être là le fil, cette volonté de remettre de la poésie dans la vie. De la rendre accessible au plus grand nombre sans pour autant la dénaturer.

  

Nous sommes partis en voyage.

J’ai fini par demander au narrateur : « s’il vous plait… dessine moi une planète » et je me suis laissé guider par l’étoile du Bergère. Envol. Départ pour ailleurs.

Cette planète ressemble comme deux gouttes d’eau de pluie à la notre mais elle est pleine de différences infimes, de petits détails à peine visibles à l’œil nu. Tout y est pareil, mais chaque chose, chaque lieu, chaque élément a une façon différente d’être pareil. Comme dans le 1Q84 de Murakami. Un monde parallèle là juste à portée de main. Pouvoir des mots, puissance de l’évocation.

À commencer par ce jour sans fin, passé dans une salle d’embarquement imaginaire, posée au bord d’un lac, sur le tarmac invisible, un arbre centenaire, joufflu, secret, trônant au bout d’un sentier touffu, d’où l’on peut observer l’enfance qui danse. Une communion avec la nature et l’innocence prolongée, joyeuse. Quelques instants encore, rares et simples, la contemplation.

Puis l’heure du départ a sonné. La tentation de la hauteur et du vertige. Il y a ce long courrier qui se souvient : les villes, les plaines et les deltas survolés, les neiges attendues les montagnes toisées pour délivrer des mots d’amour, de réconfort ou de pardon. Ce périple, c’est peut-être bien le Pérou finalement. Un vol planant.

Redescendre sur terre pour prendre le pouls de la mer, passer par atlantic drive, au pied du mur aller s’étendre pour voir la mer enfin qui flambe et les marées se rendre à l’évidence. Chez Bergère, je ne suis pas certain que les volcans soient vraiment endormis. Je suis même convaincu qu’ils nous observent quand la nuit tombe sur les roches brunes. Mon âme sœur, ma joie, il ne faut pas avoir peur des grands espaces, ou des sables émouvants. Ce n’est qu’un voyage.

Demain de nuits de jours : combien en reste-t-il encore lui demande-t-il ? Assez sûrement pour prendre le temps d’aimer, de désaimer, savourer cette place au soleil que l’on s’était faite, écouter les flots chanter, rendre compte des nuits hantées et des saveurs déchantées.

Même si rien ne nous sera épargné, regarder ce qui nous attend dehors, demain. Quitte à narguer le diable, s’inviter à sa table, lui reprendre ton âme et son sourire. Satangélique escale, le choix désarme les plus croyants, les lumières se rallument pour toi, alors j’éteins celle que tu veux, pour mieux t’entendre respirer. Nous ne sommes que de passage, alors nous n’avons pas vraiment le temps d’être sages.

Poursuivre le périple, faire confiance à tout ce qui nous protège sur ce fil improbable, malgré le poids, des doutes, des sentiments. Avancer sans filet, tous les deux sur les lames aiguisées de nos vies retranchées, en file indienne jouer avec l’espace, les filles de l’air, prends garde à toi mon amour, dans l’ombre là, tapie, la vie attend son tour, la vie nous attend au détour.

Alors, il ne nous reste plus qu’à retourner à l’envers du monde, là où nous nous sommes éperdus, au bout de ce labyrinthe étoilé, et de fil en aiguille, remonter le chemin qui mène à demain. Sur ce dernier tronçon de route, saluer, respecter, célébrer les esprits, les âmes de ces chairs disparues, les serrer une dernière fois dans mes bras, repartir au combat. Larme à l’œil.

Nous tiendrons les distances, mon amour, je te le promets, et s’il le faut, éreintés, à bout de souffle nous poserons notre sac là, quelque part en bas, quelques temps si tu veux, celui de bâtir une maison, de reposer le troupeau et le soir à la veillée, convier griots et sorciers pour raconter les ancêtres, les voyages et les dieux avant de remonter en selle pour affronter la fin du parcours, allégés, sereins, confiants.

Dans le couloir terminer ce voyage en mystères inconnus, escale sombre et voilée, appeler les phares du large au secours, s’aimer sans fard, tous les soirs, au soleil en retard. Essayer de ne plus avoir peur du noir. Pour le prochain voyage.

Revenir pour mieux repartir. Ou le contraire, je ne sais plus bien.

Demain, de nuits, de jours, combien ? Je ne sais toujours pas.

Le voyage n’est pas terminé. Il vient à peine de commencer.

Au fond de moi, je sais bien que jamais la poésie habitée de Jean-Louis Bergère ne me laissera sur ma fin. Ses textes sensibles, exigeants et limpides à la fois, ses mélodies au cordeau lui confèrent déjà une place à part. Quelque part ailleurs.

Et finalement ailleurs c’est peut-être bien ici et maintenant.

Nulle part ailleurs.

Nulle part après.

© Matthieu Dufour

« C’est pas fini

On peut encore se retourner

C’est pas fini

On peut encore se raccrocher

À la poésie » –

Miossec

PS : l’espace d’une seconde ou deux, trois, j’ai cru avoir glissé dans le lecteur le CD de « L’imprudence » de Bashung. Suis-je le seul à avoir eu un « Tel » sentiment ?

Post-PS : Jean-Louis Bergheaud. Jean-Louis Bergère. J’ai longtemps cru qu’il n’y aurait qu’un seul Jean-Louis, berger-poète dans ma vie, je sais maintenant que non.

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