Interview – Jean-Louis Bergère (2/2).
Suite de l’interview de Jean-Louis Bergère. La première partie est à retrouver ici : ITW – Jean-Louis Bergère (1/2).
A la première écoute de ton album, j’ai pensé à Murat pour cette exigence poétique, cette volonté de remettre la langue française au cœur. C’est quelqu’un que tu écoutes, dont tu apprécies le travail ?
On m’a déjà trouvé des liens de parenté avec lui ici ou là. Et c’est un vrai compliment pour moi. Murat est très bien placé dans ma discothèque. Je guette chaque sortie d’album depuis la découverte de Cheyenne Autumn en 1989 avec ce titre Amours débutants qui tournait en boucle sur la platine. C’est un artiste singulier qui fait son chemin contre vents et marées et qui poursuit son œuvre comme bon lui semble. J’aime cette volonté et sa liberté de parole, même si parfois il exagère méchamment. Mais il porte un regard très lucide sur beaucoup de choses, le métier, le business en musique, la médiocrité culturelle ambiante sur les médias TV et autres, et puis c’est le seul peut-être en ce moment qui dit tout haut ce qu’il pense, sans faire dans le culturo/politico correct. Artistiquement je pense que c’est quelqu’un de totalement intègre et habité par ce qu’il fait, avec une exigence personnelle rare. Une trentaine d’albums à son actif et un paquet de belles chansons. Quelques disques majeurs pour moi : Cheyenne Autumn, Venus, Mustango, Lilith, Mockba, Le moujik et sa femme, Taormina…Et puis c’est aussi quelqu’un qui prend des risques artistiquement parlant, comme avec ce très bel album concept réalisé avec Isabelle Huppert sur les textes de Madame Deshoulières (16ème siècle) ou avec Charles et Léo, quand il a repris les ébauches musicales de Léo Ferré sur des textes des Fleurs du mal de Baudelaire. Même si je ne suis pas convaincu par cet album, il a le mérite de vouloir poursuivre ce travail de mémoire que Ferré avait lui-même entrepris avec Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, Aragon. En dehors de lui qui fait ça aujourd’hui ? Personne. Et puis oui bien sûr, j’aime son écriture très sensible, mélancolique, sa voix exceptionnelle d’une chaleur et d’une sensualité folles, et les grandes qualités mélodiques de sa musique. C’est un mec qui comme quelques autres prouve avec talent que la langue française groove, qu’elle est éminemment musicale, qu’elle sonne dans le panorama global d’un mix et qu’elle n’a absolument rien à envier au so british de la pop/rock anglo saxonne !

Photo by Michel Durigneux
J’ai ensuite pensé à Manset et Dominique A dans l’équilibre extrêmement cohérent et réussi entre « chanson à texte » (au sens noble) et « musique » – Et à Marcel Kanche dans cette espèce de densité… Quelle est ta filiation musicale si tu en as une ? Peut-être n’est-elle pas française ?
Oui bien sûr Manset est là depuis longtemps déjà dans ma discothèque idéale. Découvert au lycée avec Royaume de Siam, j’aime son travail atypique, solitaire, la dimension intemporelle, spirituelle de ses thèmes, de son propos (et totalement singulière dans les années 70/80) avec des purs albums comme Prisonniers de l’inutile (déjà le titre en soi est une merveille), La Mort D’Orion ou le grand Revivre que j’écoute toujours. Comme pour Murat, Dominique A, Alain Bashung, ou Marcel Kanche il fait partie des gens pour qui j’ai un profond respect. Il y a une ligne de force, une identité qui se dégage et s’affine avec le temps, une recherche constante dans le parcours de ces artistes, et dans la construction de ce que l’on peut nommer véritablement : « œuvre ».
Oui Dominique A c’est encore, au début des années 90, un autre choc pour moi dans cette famille musicale française, qui associe brillamment (et non pas bruyamment…) musiques amplifiées, électriques et texte en français. Et bien sûr je suis très touché par le rapprochement que l’on peut faire entre mon travail et le sien. Et c’est vrai que je revendique haut et fort pour mon propre univers cette recherche constante de cohérence, d’équilibre entre la musique et le texte. Une vraie cohérence qui met à égalité les deux parties et qui peut même aller jusqu’à considérer le texte comme un outil sonore en soi. Je suis heureux que ça s’entende. C’est certainement le plus beau retour que l’on puisse me faire en ce moment sur mon travail.
J’ai grandi avec la musique pop/rock anglo saxonne et américaine des seventies. Et cette musique qui me donnait la chair de poule était constituée d’une musique, d’une voix (voire même d’un timbre) et d’un texte auquel je ne comprenais rien… Alors forcément, même si le texte pour moi reste primordial, je sais également qu’un objet sonore global peut produire une véritable émotion. C’est ce que je veux réussir à faire. Une chanson ça doit être ça. Sinon il faut arrêter de faire de la musique et se consacrer exclusivement à l’écriture.
Léo Ferré est un maître absolu pour moi. Et dans cette géographie unique du texte mis en musique et chanté, il l’est également. Quand tu écoutes des titres comme La mémoire et la mer, Il n’y a plus rien, Le chien, le sens du texte t’échappe totalement. Mais pas la force des images, des flagrances poétiques, des mots dans le flux, dans le rythme, dans la sonorité. Ferré est le premier à avoir surdimensionné la chanson française dans cette acceptation d’un objet sonore global. Dans cette dimension lyrique, poétique, intemporelle aussi de son écriture, de sa musique. Et c’est ce qui va permettre à son œuvre de passer à la postérité, j’en suis convaincu. Avant même celles de Brassens et de Brel, beaucoup plus attachées à l’époque dans laquelle elles se sont révélées.
Un mot me vient à l’esprit pour qualifier ton travail, l’exigence, c’est quelque chose de pensé, de naturel ?
C’est quelque chose de pensé dans une certaine mesure, d’inscrit dans ma recherche mais qui devient de plus en plus naturel sans doute, en ce sens que je parviens de mieux en mieux à reconnaître dans mon travail, ce que j’attends de lui. Il faut toujours rester très critique vis-à-vis de soi et ne pas se contenter de l’approximatif, du non abouti, du truc qui te semble moyen. C’est la première exigence je crois. Avec la patience aussi et la rigueur. Apprendre à jeter, à épurer, à retravailler et à être patient.
Et tu famille artistique actuelle, je sais que tu échanges avec Manuel Ferrer de A Singer Must Die par exemple, il y en a surement d’autres ?
Elle est large, elle l’a toujours été. On a déjà évoqué en français Murat, Ferré, Manset, Dominique A, mais il y a aussi des gens comme Benjamin Biolay, Bertrand Belin, Christophe, Rodolphe Burger sans oublier Alain Bashung. Merci au passage pour le rapprochement entre Demain de nuits de jours et L’imprudence, qui reste pour moi le grand chef d’œuvre de Bashung. J’ai toujours écouté beaucoup de musiques pop/rock, folk, anglaises et américaines et bien sûr je suis sensible à la qualité musicale d’un groupe comme ASMD. On se connaît depuis peu avec Manuel Ferrer (le chanteur), mais rapidement on a senti qu’on était relié par des choses communes, des goûts musicaux bien sûr, mais aussi une façon de voir le monde, d’être en lien avec lui, avec les autres. Nos musiques tiennent de cette même sensibilité, de cette même vibration dans l’air, de ce même regard un peu mélancolique et contemplatif. C’est une belle rencontre et c’est plutôt rare dans ce milieu.
J’aime aussi la lenteur et la pop/folk dépouillé et panoramique d’artistes comme Piers Faccini, Syd Matters, Noah and the Whales, Damien Rice, Mister and Mississipi, Villagers… et puis Elliot Smith, Nick Drake toujours, Brian Eno, Bob Dylan encore et beaucoup de projets que je découvre aussi via les réseaux sociaux. Ça fourmille de belles choses, et je pense que l’on vit une époque de grande créativité musicale, même si quelques-uns prétendent le contraire en marmonnant que le rock est définitivement mort. Pour moi ça fait un bail qu’il est mort. Ce qui est intéressant c’est le mouvement perpétuel, la métamorphose, l’état de chrysalide. Quand on commence à vouloir fixer les choses, c’est le début de la fin.

Photo by Yannick Lecoq
Je ressens une dynamique assez forte : créative mais aussi « sociale », cette envie de faire des choses à plusieurs, de remettre du lien dans la création, de mélanger les genres (textes, musique, vidéo, photos, …) et donc les artistes. C’est quelque chose qui te parle ?
Absolument. Déjà pour ce qui concerne les mises en espace des concerts, j’ai souvent travaillé en résidence avec des plasticiens, des peintres, des vidéastes, des danseurs. J’aime beaucoup cette vision double et partagée, ces sensibilités qui se rejoignent, s’associent, se nourrissent. Mon univers se prête assez bien à ces échanges. Je ne suis pas (ou très peu) dans la narration et mon panorama musical a tendance à s’élargir de plus en plus. C’est suffisamment ouvert pour permettre à un arrière plan d’avoir toute sa place sur la toile.
Et puis avec l’arrivée d’internet, et des réseaux sociaux c’est vrai qu’on ressent une vraie dynamique de partage, d’échanges dans cette nouvelle ère de communications. D’une certaine façon c’est beaucoup plus facile pour tout le monde d’aller à la rencontre de l’autre, que l’on soit artiste ou pas. Et forcément ça génère de l’activité, du dynamisme, de l’inter dynamisme, des mouvements croisés, et ça produit de la richesse, j’en suis convaincu. Culturelle, humaine et sociale. Pour les échanges entre artistes, les collectifs, oui ça peut marcher effectivement. Mais pas avec tout le monde. Il ne faut jamais oublier qu’un projet artistique est par nature l’histoire d’un individu sur une trajectoire personnelle et solitaire. Je le crois vraiment. Nous sommes tous (moi le premier) gardiens sur nos territoires. L’ego est toujours là, prêt à se manifester. Il faut apprendre à vivre avec ce truc parfois trop surdimensionné. Alors oui quand on admet ça, quand on prend ça en compte, pour soi et pour les autres, les choses sont envisageables et réalisables.
J’ai l’impression que comme dans beaucoup de secteurs nous avons un système à deux vitesses, des artistes sélectionnés, médiatisés et un « circuit parallèle » qui doit se débrouiller plus ou moins seul (ou alors se regrouper, s’organiser) : comment l’explique-tu ? Y a-t-il quelque chose lié au fait d’être à Paris ou en province ?
Je pense que dans l’absolu ça a toujours été un peu comme ça. Et par certains côtés c’était peut-être même pire avant. Le système n’avait pratiquement qu’une seule vitesse. Jusque dans les années 90 pour sortir un album, en dehors de l’industrie du disque, c’était compliqué. Ça représentait un investissement colossal. Maintenant avec un budget moyen tu peux enregistrer, mixer et presser. Home studio ouvert. C’est devenu vraiment accessible au plus grand nombre, et c’est tant mieux. D’ailleurs la production musicale a littéralement explosé. Les labels, radios et autres pros du secteur sont noyés sous les piles de CD.
La province ou Paris ? Vu de la province, Paris n’est plus pour un musicien, la ville lumière, mythique, incontournable qu’elle était auparavant. C’en est bien fini de l’époque du provincial qui débarquait avec son sac et sa guitare, et qui après quelques années de vache maigre, pouvait se retrouver en tête d’affiche sur la scène de l’Olympia. Les circuits courts avec les lieux de découverte, ne sont plus vraiment là, les découvreurs non plus et les jeunes diplômés en marketing des maisons de disque ne descendent plus dans les caveaux pour dénicher la perle rare. C’est un temps révolu. Maintenant pour se produire sur Paris, en dehors des lieux où tu peux jouer sans cachet, la plupart du temps il faut payer. Louer la salle et se démerder tout seul pour remplir. En province c’est encore possible d’être vraiment accompagné par des salles du réseau. Accueil en Résidence, présentation de spectacle, sortie d’album etc… c’est plus confort je pense, et bien souvent plus chaleureux humainement parlant. D’ailleurs la preuve en est c’est plutôt le mouvement inverse qui opère maintenant. Avec des musiciens Parisiens qui cherchent du travail en province.
On s’est rencontrés via Facebook, l’utilisation des réseaux sociaux semble être devenue assez naturelle chez les artistes, tu es à l’aise avec ?
Autour de l’album, la majeure partie de mes rencontres et échanges se sont réalisés via les réseaux sociaux. Oui c’est devenu naturel, et complètement nécessaire. On ne peut plus se passer de tous ces outils maintenant. Au risque de rester totalement isolé. Et puis il y a une telle richesse, un tel dynamisme sur la toile. C’est là que les vrais passionnés se retrouvent, construisent, expérimentent, écrivent des blogs, créent des magazines comme le votre ou comme ADA, DESIMPOSTURE, POP NEWS, JTLTVTB, MORTELLE CULTURE, INDIE MUSIC etc… Et avec une déontologie, une culture, une qualité bien supérieure aux médias institutionnels. Sans même parler de la diversité représentée ici. Le boulot que vous faites, c’est de la résistance active. C’est chez vous que le bruit court, que la rumeur se répand, face au grand silence de ceux qui désormais sont asservis dans leurs rédactions, par les lois du marché…
Les réseaux sociaux sont devenus les meilleurs vecteurs de partage en termes de communication, de promo, d’évènements. Et humainement la toile, c’est aussi une vraie « terre » de rencontre. J’avais pas mal de doutes pourtant à ce sujet, au tout début. Mais force est de constater que nous nous rencontrons ici aussi. N’est ce pas ?
Est-ce que cela change les rapports avec ton public, tes fans ?
Pas vraiment. Même si bien sûr ça permet une meilleure visibilité, sur un public potentiel plus large, et un peu plus d’échanges directs avec les personnes qui parfois viennent frapper à la porte.
Quelles sont tes autres sources d’inspirations, passions : cinéma, littérature ?
Tous les arts en général. Avec un faible pour la peinture. C’est sans doute la discipline artistique qui me procure le plus d’émotions avec la musique. Je peux rester des heures dans un Musée, devant une toile. C’est un objet de création qui est très proche pour moi, de l’objet musical. La contrainte du cadre, le souci constant du fond et de la forme. Un jour je pense que je m’y risquerai, peut-être… Ça me démange depuis longtemps déjà.
A ce sujet ma Carte Blanche au Musée des Beaux Arts d’Angers en 2012 et 2013, reste pour moi un souvenir fabuleux. On m’avait demandé de mettre en relation mon travail musical et poétique avec quelques œuvres du Musée (et le Musée en lui-même). J’avais une totale liberté sur ma proposition. Seule chose interdite, l’utilisation de l’eau et du feu. J’ai mis neuf mois pour écrire, créer et monter un spectacle nocturne et déambulatoire in situ. Avec lectures, concert, danse, vidéos, création lumière et une équipe artistique d’une dizaine de personnes. J’aime beaucoup ces travaux transversaux et inter disciplinaires. Ça correspond bien à mon univers. Et c’est le genre de projet qui m’inspire totalement.
Quels sont tes projets à venir ?
Dans l’immédiat la sortie du livre masque et figure aux Editions Potentille, pour l’hiver 2014/2015. Quelques concerts et mon retour au Musée des Beaux Arts au printemps, mais cette fois pour rencontrer cinq classes de ZEP, qui travaillent actuellement sur mon répertoire et plus précisément sur le spectacle créé lors de ma Carte Blanche au MBA.
Et puis avec les nouvelles chansons qui s’accumulent, le projet d’un album à suivre qui se dessine. Pas dans un avenir proche, mais ça commence à s’envisager quand même, tout doucement… Sur le développement du projet, on espère aussi conclure sous peu un contrat avec une production, pour du booking et de l’accompagnement. On croise les doigts…
Pour le reste, ça recommence demain matin.
La première partie est à lire ici : ITW – Jean-Louis Bergère (1/2).
Vous pouvez également retrouver la chronique son album ici : Chronique – Jean-Louis Bergère – Demain de nuits de jours.
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