Interview – Jean-Louis Bergère (1/2).

Je voudrais commencer par parler non pas de musique mais de poésie, quel est ton rapport à cet art, cette « discipline » ? 

Depuis l’adolescence, la poésie m’accompagne intimement. C’est une présence ordinaire, non pas constante, mais toujours prête à se manifester. Elle ne m’a pas lâché d’un pouce depuis la révélation des « illuminations » d’Arthur Rimbaud (comme beaucoup d’ados certainement), en apportant une réponse extraordinairement étrange, pleine, claire et irremplaçable à mes interrogations. Aux questionnements du vivre, de la solitude et de cette mélancolie aussi qui m’imprégnait beaucoup (un peu trop sans doute) quand j’étais plus jeune. C’est un peu indéfinissable ce qui se passe alors, mais intérieurement ça produit une vraie déflagration émotionnelle. Ce je est un autre qui t’éclate à la tronche. Cette revendication du voyant qui t’autorise à voir. Quelque chose de fort, de puissant qui traduit et modifie aussi ta vision du monde. Qui rejoint également et justifie tes propres visions. On se dit alors, qu’on n’est pas tout seul à être traversé par toutes ces sensations de couleurs, d’images métaphoriques et de paysages mentaux. Ca fait du bien et ça rassure aussi dans cette confrontation confuse et parfois difficile que pour ma part j’avais à l’époque avec ce qui m’entourait, la famille, l’école.

L’écriture est venue dans le même temps. Presque naturellement. Une envie de se frotter, d’expérimenter et de voir si on est capable aussi de mettre en forme ses propres émotions. Premiers textes du refuge, et carnets secrets du tiroir. Une sorte de défouloir et de prise de parole dans l’ombre. Et puis cette grande découverte, sur le papier tout est permis, autorisé. Une libération totale. Quand à dix-huit ans je suis parti de chez mes parents, j’ai tout brûlé au fond du jardin. Je regrette un peu aujourd’hui, mais bon, à l’époque, ça participait pleinement à mon désir de rupture. Un petit autodafé pour faire place nette, tout en continuant d’écrire.

Avec les années je me suis rendu compte de la place importante que tout cela prenait dans ma vie, c’était toujours là, vivant et renouvelé. Et c’était aussi devenu une nécessité vitale, un fil rouge, un truc qui résistait à tout. Petit à petit mon écriture s’est un peu plus affirmé et j’ai cherché autour de moi, d’autres gens qui écrivaient aussi, et c’est comme ça que j’ai intégré des associations littéraires comme la Taverne aux poètes, puis la Maison de la Poésie d’Angers. Aujourd’hui, la poésie est toujours le genre littéraire que je lis le plus, avec les biographies. Par manque de temps certainement pour des formes plus longues comme le roman et le récit, mais aussi parce que j’ai besoin de cette sensation puissante et ramassée que seul le poème délivre. Comme un alcool fort.

Photo by Damien Bourdon

Photo by Damien Bourdon

Chez toi la poésie précède-t-elle la musique ?

Non, pas vraiment. Si la question se pose en terme de chronologie, j’ai commencé à faire de la musique et à écrire à peu près dans les mêmes temps. Et maintenant si la question porte sur mon travail d’écriture en chansons, les deux éléments, musique et texte, sont souvent très liés. Ils arrivent de plus en plus souvent ensemble, dans un même espace temps, sonore et physique et se nourrissent, se répondent et s’agrègent, sans que je sache véritablement lequel des deux est le plus en pointe. Ca reste encore très mystérieux pour moi cette alchimie. Par contre avant l‘écriture même d’une chanson, il y a souvent des prises de notes, des fragments de textes sur des carnets, comme des petits travaux préparatoires et préalables qui jalonnent ma recherche, et me donnent souvent la direction à suivre.

Tu fais de la poésie en parallèle de la musique, tu es édité…

Oui j’ai toujours écrit des poèmes, des textes en prose à côté de la musique. C’est une respiration familière, une autre façon d’écrire pour moi, avec plus de liberté encore, sans la contrainte du cadre musical, ou du format ordinaire couplet/refrain. Même si à l’occasion de mes lectures en public, je me suis vite rendu compte que j’écrivais avec l’oreille du musicien. L’équilibre que j’attends (j’entends) dans un texte poétique n’est pas si éloigné de celui que j’attends (j’entends) pour une chanson. La question du rythme reste primordiale. Un texte debout est un texte en équilibre. C’est une sensation très personnelle cette construction du texte, dans cette notion d’équilibre. Je ne saurais l’expliquer. Ça tient dans l’oreille, dans le déroulé, et dans l’oralité aussi. C’est là ou pas. Ça sonne ou pas. Maintenant avec ces années d’écriture qui s’accumulent, c’est une vraie satisfaction pour moi de sentir précisément et presque instinctivement quand le texte roule.

Pour l’édition, au sein de mes activités littéraires en associations, j’ai rapidement eu l’occasion d’être publié dans des revues et publications internes, comme dans Motamorphose qui était la revue de la MPA (Maison de la poésie d’Angers). C’est d’ailleurs un peu le cursus normal et conseillé pour des premières publications en poésie. Il y a une quantité de revues de poésie en France et à l’étranger, qui permettent une première publication. C’est bien souvent dans le cadre d’un appel à textes accessible à tous. Après avoir ciblé la ligne éditoriale d’une revue, il suffit juste d’envoyer quelques textes, et d’attendre l’avis du comité de lecture. C’est aussi une belle première expérience de la critique qui enrichit le plus souvent, et permet d’avancer. Sans même parler de la découverte d’auteurs actuels confirmés. Aujourd’hui je continue toujours de publier en revue. Ma dernière publication était dans le n°25 Peau de Dissonances, une revue thématique.

L’édition proprement dite, avec des maisons d’édition est venue plus tard. Et étrangement (et sans aucune prétention) c’est arrivé avec une facilité déconcertante, contrairement à la musique, où il faut se battre comme un chien et déployer des efforts considérables, ne serait-ce que pour approcher le plus petit label ou programmateur de salle. C’est avec la sortie du deuxième album Au lit d’herbes rouges que j’ai eu l’occasion de rencontrer Frédérique Labalette des Editions Laïus. Elle avait eu un véritable coup de cœur pour le disque et m’a demandé de lui envoyer des textes. Des textes de chansons mais aussi des poèmes, et des textes en prose. Peu de temps après elle m’a fixé un rendez-vous à l’agence de Laïus. Et le jour même du rendez-vous, en attendant qu’elle me reçoive, je me suis rendu compte à mon plus grand étonnement, que les graphistes présents étaient déjà en train de travailler sur le livre qui serait bientôt le mien ! C’était assez dingue.

Quelque chose d’infime est sorti quatre semaines plus tard, pour les fêtes de Noël. Un très beau livre d’artiste, au format à l’italienne avec une reliure japonaise cousue à la main et avec l’album CD inclus dans un rabat. Il est malheureusement épuisé aujourd’hui.

Ce premier livre édité ça a vraiment été un moment important. Un bouquin c’est encore autre chose par rapport au disque. Ca reste pour moi, une sorte d’objet mythique, sacré. Un objet de mémoire, de trace, de parole qui contient une grosse part du patrimoine de l’humanité. Avec toute cette pensée humaine à l’intérieur, qui vibre toujours sur la page.

Les éditions Gros Textes ont ensuite repéré quelques-uns de mes textes publiés en revue. Je leur ai transmis le début d’un manuscrit en cours, un carnet de voyage irlandais. L’éditeur Yves Artufel m’a répondu favorablement pour une édition à venir. J’ai terminé d’écrire le manuscrit dans une petite maison de famille à St-Ovin en Normandie, et un an plus tard Jusqu’où serions-nous allés si la terre n’avait pas été ronde était publié. C’est la même maison d’édition qui publiera à l’automne 2014 Demain de nuits de jours/ le livre, un livre avec les textes de 11 écrivains autour des 11 titres de l’album, et les photographies de Michel Durigneux. Mon prochain recueil Masque et figure sortira aux Editions Potentille à Nevers pour l’hiver 2014/2015. Photo de couverture par Jérôme Sevrette.

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Quelles sont tes amours, inspirations, admirations en la matière ? Chez les morts mais aussi les vivants…

En découvrant Rimbaud j’ai bien entendu découvert et aimé la poésie moderne de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème. De Tristan Corbière, Lautréamont, Baudelaire, Verlaine, Apollinaire aux auteurs et poètes surréalistes comme Eluard, Crevel, Desnos et jusqu’à la haute substance poétique de Char. Et puis, je suis allé de plus en plus vers cette écriture qui, au fur et à mesure, se libérait de la forme conventionnelle ou classique, de la versification, de l’exercice de style, du genre poétique comme on pouvait l’entendre, du poème que j’appellerais savant, et qui en quelque sorte était devenu aussi un des attributs de la classe dominante ou pensante (au sens intellectuel du terme).

J’ai découvert alors des auteurs comme Francis Ponge, Jean Follain et puis surtout Eugène Guillevic. Guillevic, c’est une autre grande révélation pour moi. La découverte d’une poésie sans coquetterie stylistique, cursive, non savante mais très élaborée pourtant avec un vocabulaire simple. Une poésie du quotidien, du ressenti à hauteur d’homme, ouverte sur l’expérience du vivre et qui s’installe au cœur du monde. C’est cette expression poétique toujours actuelle, et sensible (avec un grand nombre d’auteurs féminins) que j’aime lire maintenant. Celle d’auteurs contemporains comme Albane Gellé, Valérie Rouzeau, Antoine Emaz, Amandine Marembert, Jean-Michel Maulpoix, Sophie Masson, Sophie G Lucas, Michel Bourçon, Erwann Rougé, Gwenola Morizur, Jean-Baptiste Cabaud et tant d’autres…Ils sont nombreux et c’est une certitude ; la poésie contemporaine se porte bien, tout comme le réseau des petites maisons d’édition. Il y a une vraie dynamique et le lectorat semble plus important qu’à une certaine époque.

Quelques-uns de ces auteurs participent au livre Demain de nuits de jours, et bien entendu ça me touche énormément. C’est une belle résonance à l’envers. Mon travail a bien entendu été traversé et nourri depuis des années par toutes ces voix. Il ne serait certainement pas le même, sans la présence de cet écho. Et puis avec les auteurs de poésie proprement dits, j’ai ressenti aussi une grande proximité avec des écrivains comme Christian Bobin (dont les livres m’ont pratiquement sauvé la vie, dans les années 90) avec ses mots lumineux et secrètement analgésiques. Une prose poétique, contemplative, sereine et puissante à la fois. On pourrait même dire spirituelle.

Les rapprochements sont toujours hasardeux mais j’ai eu le même sentiment qu’avec l’un de mes poètes préférés, Reverdy, une forme d’évidence, de poésie limpide, un truc qui s’impose mais plus complexe qu’il n’y paraît.

Je connais peu Reverdy. Il faudrait que j’aille à sa découverte, comme beaucoup d’autres auteurs d’ailleurs. Il est mort dans ma région, à l’abbaye de Solesmes, après avoir passé plus de trente années au milieu des moines. Ça donne déjà une belle idée du personnage et de ce qu’il a sans doute pu traduire poétiquement dans cette réclusion volontaire et méditative.

Merci pour l’évidence et la limpidité. C’est un beau compliment pour moi, quand pendant des années on a pu qualifier mon écriture d’hermétique. Et je pense qu’elle l’était effectivement. La confusion interne ne peut certainement pas produire quelque chose de distinct et de clair. C’était beaucoup plus important pour moi alors d’expulser que de traduire. Avec aussi ce jeu de la complexité, du moi je contre le reste du monde, de la prétention narcissique qui occupait parfois l’espace même de mon travail. « On n’écrit pas pour devenir écrivain mais pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour » Christian Bobin. J’ai découvert ça beaucoup plus tard. C’était sans doute aussi une phase d’expérimentation nécessaire, un processus normal et quasi inévitable dans cet apprentissage de l’écrit. L’écriture avance et se révèle sur du long terme. Je pense que c’est la même chose dans toutes les disciplines artistiques, artisanales, manuelles. L’écriture c’est un outil complexe qu’il faut apprendre à connaître et maîtriser. Et puis quand on commence à le maîtriser, il faut ensuite se méfier de ce savoir faire, de son propre savoir faire. C’est un truc un peu vicieux parfois, cette relation entre la maîtrise d’un outillage complexe et adéquat, et ce relâchement nécessaire qu’il faut préserver pour laisser passer l’émotion. En musique aussi c’est la même problématique dans la pratique instrumentale. Oublier de savoir. Je repense à Picasso quand il disait « Il m’a fallu toute une vie pour peindre comme un enfant ». Cette sensation d’épure, je commence tout juste à la deviner, à la sentir traverser mon travail. C’est une révélation lente. Elle se manifeste plus encore avec l’avancée dans l’âge, et c’est une belle consolation quelque part en pensant à mes vieux jours… une promesse d’avenir pour la poursuite de mon travail à venir. A contrario du sportif dont les capacités physiques déclinent en avançant.

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Je suis persuadé qu’il y a une urgence, un besoin grandissant de remettre de la poésie dans la vie : dans l’art mais aussi dans le quotidien, la ville, l’habitat, nos rapports avec les gens, etc. Tu es d’accord ? 

Oui bien sûr, on peut toujours espérer qu’elle soit plus visible, plus en place, mais de toute manière, qu’on la rende plus visible ou pas, la poésie est là bien présente. Elle imprègne tout le tissu vivant. Elle nous traverse tous. Ce qu’on appelle poésie, c’est peut-être seulement le produit fantastique et unique de la pensée humaine, de l’âme dans tous ses états. Cette ultra sensibilité sur le monde qui nous entoure, cette extra lucidité sur notre condition d’homme, sur notre mort annoncée que nous avons fini par intégrer dans le cours normal de nos vies. La poésie est déjà là dans toute cette acceptation. Elle nous permet d’apprivoiser l’inquiétude. Elle est présente et vivante dans notre regard et c’est une certitude absolue. Pour chaque homme vivant, elle est le produit de notre vision, de notre pensée continuellement en état de marche, de créations visuelles, sonores, d’associations libres, de fantasmes. Et sans faire aucune provocation, je suis intimement persuadé qu’elle était là aussi dans l’œil d’un Adolph Hitler quand il se promenait avec son chien dans les alpages du Berghof. Celui que l’on nomme poète, ou artiste d’une façon plus générale, est celui qui est en mesure de traduire, de donner corps à toute cette matière sensible. Ce qui nous manque, ce n’est pas la poésie, c’est le temps qu’il nous faudrait arrêter pour la regarder en face, pour la laisser nous pénétrer. Aucune dictature n’a réussi à l’éliminer. Au contraire c’est même par elle que la survie était parfois assurée, comme le prétend Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie. Elle est inhérente à la nature humaine, à la sensibilité de notre appréhension sur le monde et tant qu’il y aura des hommes sur cette terre, elle sera vivante et révélée sur le mur des époques. Que ce soit sur la paroi d’une grotte, ou sur le clavier d’un ordinateur.

Quel serait le rôle de la poésie aujourd’hui dans la société, si elle doit en avoir un ? Dans un monde déchiré ?

Le même rôle de traduction, de témoignage qu’elle a toujours eu depuis le début de l’humanité. Même si elle n’a pas de pouvoir réel sur l’époque qu’elle traverse. Elle ne change pas la face du monde non plus. Elle rend seulement compte de l’attention particulière que l’homme porte autour de lui, et de ce qui le traverse en retour. Et puis le monde actuel est-il plus déchiré qu’auparavant ? Est-il plus désordonné, plus difficile à vivre, plus inégalitaire, plus conflictuel qu’au Moyen Age par exemple ? Je ne pense pas. La poésie n’a pas vraiment de rôle à tenir. Dans aucune époque, dans aucun système, politique, social ou autre. Elle échappe à tout rôle qu’on pourrait, qu’on voudrait lui attribuer. Je cite très souvent ces vers de Jean-Michel Maulpoix, qui me paraissent tout à la fois d’une grande vérité et d’une grande humilité, quand il écrit : « La poésie ne changera pas la vie, elle ne la vivra pas à notre place ». C’est exactement ça.

Est-ce que les crises, les mutations, sociales, économiques ont une prise sur ton travail ?

Pour être tout à fait franc, non. Je crois même que je fais tout pour qu’elles n’en aient aucune. Je ne suis pas un chanteur, un auteur engagé. Pour autant je ne me place pas non plus au-dessus ou en dehors du système, et je ne suis pas indifférent à la marche du monde, à la réalité de mon époque, et aux soubresauts qui la traversent. Seulement mon propos est ailleurs. Ce qui traverse mon travail au plus profond, ne se nourrit par du récit historique, de l’évènementiel, du fait politique, ni de l’agitation du monde autour. Au contraire ce qui m’intéresse, ce qui me traverse au plus fort et que je cherche toujours à saisir, c’est cette vibration intime, la plus légère, la plus invisible qui soit, la plus silencieuse, et la plus ténue dans cette sensation du vivre. Dans ma sensation du vivre. J’ai besoin de silence et d’harmonie pour l’entendre résonner en moi. C’est un peu comme quand, pour mieux voir la nuit étoilée, on se tient à bonne distance des lumières de la ville.

J’aime bien cette citation de Bonnefoy : « (…) Le vrai commencement de la poésie, c’est quand ce n’est plus une langue qui décide de l’écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres ; mais quand s’affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, une force en nous plus ancienne que toute langue; une force, notre origine, que j’aime appeler parole. »

Comme j’ai pu le laisser entendre précédemment, je suis totalement en phase avec cette définition sensitive et enracinée de la poésie. Cette dimension de la parole mémorable, comme la nomme Claude Roy. Et cette vision originelle de l’homme à travers sa parole.

(à suivre)

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Seconde partie de l’interview à lire ici :

ITW – Jean-Louis Bergère (2/2).

Vous pouvez également retrouver la chronique son album ici : Chronique – Jean-Louis Bergère – Demain de nuits de jours.

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