À quoi ça rime ? Matthieu Dufour.
Chronique pour Le cabinet des curiosités du 13 septembre 2014.
Il y a quelques années, lors d’un séjour à Tokyo, j’étais dans l’un de ces nombreux temples modernes dédiés à l’hyper consommation, un grand magasin, ou plutôt une galerie commerciale futuriste, j’errais entre les cosmétiques et les fringues de luxe sans but précis, regardant des packagings ou des étiquettes que je n’avais raisonnablement aucune chance de déchiffrer, attendant une heure plus décente pour aller dîner, et déguster des tempuras. Éreinté par une journée de déambulations sans fin dans les rues cette ville fascinante, j’avais paresseusement décidé de prendre l’ascenseur pour monter au dernier étage, où parait-il une vue particulièrement impressionnante de Tokyo m’attendait. Devant l’ascenseur il y avait cette jeune fille, charmante, vêtue de l’uniforme maison, souriante, elle accompagnait d’un geste délicat de la main tous les clients qui entraient. Une fois la cabine remplie, elle se tourna vers l’intérieur et nous faisant face elle nous souhaita, je supposai, un bon voyage, une seconde plus tard, juste au moment où les portent se fermèrent, elle cligna des yeux, et là …surprise… ses paupières étaient maquillées, non pas maquillées, plutôt décorées, oui c’est ça, décorées, il y avait comme un dessin minuscule mais tout à fait visible qui apparaissait, comme un petit tatouage, d’un gris-vert léger, de là où j’étais cela ressemblait à la silhouette de ces échassiers que vous retrouvez régulièrement sur les estampes japonaises ou en illustration d’un haïku, c’était assez magique, un moment d’une grâce infime mais puissante, une véritable bouffée de bonheur, et aujourd’hui encore je frissonne à l’évocation de cet instant d’une poésie éphémère mais absolue.
Je ne m’en suis jamais vraiment remis en fait, j’y pense très souvent, tout le temps enfin presque, je crois que ce jour là, j’ai enfin compris ce qui me plaisait, me parlait tant dans la poésie : il ne s’agissait pas que de mots alignés, de vers savants composés, de rimes riches ou de muses, non il était question de ces instants où tout s’arrête, se suspend, ces surprises, deux mots qui se percutent, des sonorités qui s’entrechoquent pour donner naissance à une nouvelle entité, une nouvelle émotion, ces moments de fragile vulnérabilité, quand les carapaces, les armures se fendillent enfin, quand les armes tombent, que l’on s’approche de la vérité, de la nudité intérieure, ces quelques secondes d’authenticité dépouillée. De cette poésie qui n’est pas que dans les textes des poètes mais aussi dans la rue, nos demeures, nos rapports humains, nos échanges, nos gestes, nos promesses, nos doutes, nos voyages qu’ils soient lointains ou imaginaires. Pour certains, elle est partout, à portée de main, là dans ce graffiti ou dans cette assiette, dans ces chaussures abandonnée dans le caniveau, dans ces étranges plantes que la nature a doté d’une forme de cœur, dans le grain d’une voix, dans ces nuages qui se disloquent dans l’aube qui s’enflamme, il suffirait de regarder pour voir, de s’ouvrir. Je ne sais pas si c’est vrai, j’aime à le croire, oui c’est surement en partie vrai mais certains jours j’en doute. Reconnaissons que l’époque n’y est pas vraiment quand même… Il est plus question de performance, de réussite, d’achat de maison, ou de guerre que de poésie…
Alors ça tourne dans ma tête, notamment la nuit, pendant ces longues heures blanches passées à ne pas dormir, ces insomnuits, plus j’avance et plus je suis obsédé par la place de la poésie dans ma vie, je me balade en permanence avec cette citation de Cocteau qui tourne en boucle dans ma tête « Je sais que la poésie est indispensable mais je ne sais pas à quoi »… C’est tellement ça… C’est tellement… proche… Tout un pan de la poésie se trouve déjà dans cet aphorisme. La poésie c’est comme une respiration dans un monde à bout de souffle, une matière première vitale et pourtant rare.
Alors je me demande sans cesse : mais à quoi ça rime ? À quoi ça rime de faire de la poésie aujourd’hui ? À quoi ça rime de vouloir en mettre dans nos vies ? À quoi ça rime de la chercher là partout autour de soi ?
Aussi, quand Greg Bod m’a proposé une chronique dans Le cabinet des curiosités il m’a paru évident que cela devait tourner autour de ce sujet, peu importe la forme, le contenu, la ligne, mais il me fallait parler de toute ces poésies, de celle des gens, des lieux, des musiques qui nous rassemble, la poésie des anciens, des modernes, des connus, des moins connus, celle des figures tutélaires, les Rimbaud, Char, Reverdy, Artaud, Michaux, Éluard, Lautréamont, et tant d’autres, celle de ces artistes qui nous touchent aujourd’hui avec leurs mots, leurs chansons, ceux que vous entendez ici chaque semaine, les Jean-Louis Bergère, Orso Jesenska, Mikaël Charlot et Didier Duclos de La Rive, François-Régis Croisier de Pain Noir, Filip Chrétien ou les deux Manuel, Ferrer et Bichon de A Singer Must Die, parler de la poésie qui créé du lien, celle qui rapproche, la poésie des lieux, des gestes, celle de Dave Le Monocle, et tout ceux que nous ne connaissons pas encore.
Alors laissons nous inspirer, échangeons, partageons et tentons de répondre ensemble à cette question : à quoi ça rime ? Ouvrons des voies terrestres, maritimes, aériennes, creusons des tunnels, empruntons des passerelles, à ciel ouvert ou intimes, trompons-nous, égarons-nous en poésie, réapprenons à parler, car au centre de sa polymorphie universelle, la poésie est d’abord une « parole » selon les mots de Bonnefoy, une parole d’avant, d’avant le langage, d’avant les langues, d’avant les barrières, les contraintes, les règles, les usages, les croyances, la pensée unique, une parole nue et universelle, une parole désorganisée, chaotique, qui dit vrai, qui touche au sacré, un sacré païen, une parole qui organise elle-même ses structures, ses frontières. Alors la poésie est aussi et nécessairement résistance.
Pour conclure cette première chronique, j’ai voulu convoquer l’esprit d’un poète méconnu que j’ai redécouvert récemment grâce au magnifique travail de Fred Debief et Thierry Lorée du groupe Lufdbf qui a mis en musique 6 de ses derniers poèmes : il s’agit de Claude Pélieu, dont on dit qu’il fut le seul poète beat français. Adepte de techniques comme le cut-up et le collage il a effectivement côtoyé et traduit les Ginsberg, Burroughs et consorts. Ce poème qui s’appelle « Que dire » me semble dire assez justement à la fois le pouvoir et le questionnement de la poésie.
© Matthieu Dufour
« Que dire un poème n’est jamais fini
Que dire d’une avalanche d’événements
Que dire de l’envers de l’endroit du réel
Que dire face aux arbrisseaux couverts de neige
Que dire aux baies rouges enrobées de glace
Que dire quand le vent du nord souffle par rafales
Que dire aux moineaux qui attendent en rangs serrés
Que dire aux flocons qui virevoltent dans l’air dur
Que dire à l’araignée des maisons qui tisse sa toile
Que dire captant les râles de ceux qui ont faim froid & peur
Que dire quand des lueurs jaillissent du miroir vide
Que dire dans la jungle de béton de néon de verre & d’acier
Que dire quand tout a été su et désappris
Que dire aux 3 premières minutes de l’Univers
Que dire c’est l’œuvre & la vie des étoiles
Que dire ébloui par le lourd fracas des vagues »
Que dire à l’homme qui va mourir embaumé suffocant
Que dire aux victimes des violences de l’espace & du temps »
Claude Pélieu
Retrouvez le podcast de l’émission ici et cette chronique à 57 mn 25 : http://mfi.re/listen/r33387ejnp9jf87/LE_GRAND_CABINET_DES_CURIOSITES_13.09.2014.mp3