Chronique – The Angry Cats (EP).
Achevant d’alléger le grenier de la maison familiale de ses vieilleries entassées avant sa vente il y a quelques semaines de cela, je suis tombé sur un dernier carton de vinyles oubliés. A l’intérieur des albums attendus (Daho, Taxi Girl, Depeche Mode, Manset, Bashung, AC/DC, Clash), quelques trucs douteux (Toto, Bee Gees, Balavoine), mais aussi une grosse surprise. Un pan de mon adolescence totalement occulté. Dans mes mains fébriles et sous mes yeux incrédules défilent alors l’intégrale des Stray Cats, Crazy Cavan & The Rhythm Rockers, Matchbox, Jacky Lee Cochran et quelques autres encore. Putain de merde. Le choc. Du rockabilly. Du rockabilly.
J’ai depuis longtemps conscience de la pluralité de mon patrimoine génétique musical : la finesse du songwritting anglais et l’élégance « Frenchy But Chic » d’une scène musicale française bouillonnante, mais aussi les cris et la fureur, la surenchère bruitiste et l’énergie vibrionnante des Clash, Ramones, AC/DC ou autres poupées new-yorkaises. Ça n’a jamais été un problème. Mes premières émotions proviennent autant des vignettes millésimées d’un Roddy Frame ou d’un Vini Reilly, des textes délicieusement ironiques d’un Morrissey, ou des promenades à Sables d’Or dans les dunes, que de High Voltage, Sandinista ou Jet Boy. Cette multiculturalité, cette mixité, ne m’a jamais vraiment gênée. Au fil des années, la soul, la house, la musique brésilienne, le flamenco ou le folk sont venus compléter ce carrousel foutraque de sons et de lumières. Les soirs d’ivresse, il m’arrive parfois même d’avouer un penchant sérieux pour la variété italienne façon Mina ou mon admiration pour Lucio Battisti. Mais jamais jamais jamais, je n’avais mentionné le rockabilly à qui que ce soit. Avant ce soir.
Et là, malgré la poussière, les omissions volontaires, malgré les changements d’ères, tout remonte brutalement à la surface. Je me souviens. Très bien. Je revois la chambre en bordel, la platine, les posters à la gloire de l’ASSE au mur. Je ne peux pas nier. J’étais fan de cette musique que je trouvais absolument terrible. Ma timidité, ma maladresse, ma réserve ont toujours vu dans la pop anglaise ou australienne une famille d’accueil, un refuge, une terre intime. Mais l’espace de quelques années, je les avais aussi défoulées dans cette musique qui parlait à mes jambes figées et à mon corps gauche, une musique hormonées, jouissive et corruptrice. Une musique qui se fiche des voisins, du ridicule. Un truc physique. Un truc d’instinct. Un truc à se déhancher devant le miroir.
On ne peut pas éternellement renier une partie de ses origines, aussi petite soit-elle. Un jour ou l’autre ça vous pète à la gueule.
« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous » écrivait Éluard.
Alors que je venais de chroniquer avec gourmandise le sublime EP de La Rive, les poétiques et délicats albums de Jean-Louis Bergère ou Filip Chrétien, les symphonies racées du Vénus Parade de A Singer Must Die, les voyages aux confins d’autres univers de Pagan Poetry, ou les compositions hypnotiques et tranchantes de Gu’s Musics, la musique des Angry Cats est venue me percuter de plein fouet et me rappeler qui j’étais. Aussi. Elle m’a chopé par le colbac et m’a collé devant la glace sans ménagement, le torse comprimé contre le lavabo, le bras tordu dans le dos, murmurant sadiquement à mon oreille : « Regarde-toi… T’es fier ? Tu te souviens de nous ? Allez, regarde-toi en face ! ».
Entrer chez les chats en colère c’est entrer dans un pub enfumé et plein à craquer de l’East-End qui sent la bière amère et la baston, c’est trainer dans les quartiers industriels d’une Amérique abandonnée par les dieux de la mondialisation. Il faut jouer des coudes, avoir la main ferme et le cuir tanné. Intimidant mais terriblement excitant. Sexuel. Physique. Pour découvrir cet univers, il faut descendre dans ces tripots clandestins, dans ces caves suintant le désir, la rage et la sueur. Ne pas trembler. Se frayer un chemin parmi les habitués qui ne bougent pas d’un pouce, choper le regard de la barmaid pour essayer de récupérer un verre, manquer de se le ramasser sur la tronche, puis enfin le savourer en se disant que le plus dur est fait. C’est alors que tout dégénère, pour une histoire de pied écrasé, de manque de respect ou d’honneur bafoué, à la moindre étincelle ça s’enflamme, il en faut peu et ça part en tournée générale de tabourets explosés sur des gueules déjà bien amochées. Pour apprécier vraiment il ne faudrait pas avoir arrêter de fumer. Et retrouver sa propre vérité.
Chronique d’une insurrection annoncée.
Forgée dans les hauts fourneaux en ébullition des nuits berlinoises souterraines, des usines désaffectées de Détroit ou des squats punkérisés de Camden, la musique des Angry Cats ressemble assez peu à la production actuelle. Euphémisme. Alors que le folk teinte la pop et le rock d’une douceur et d’une langueur hivernale, que les nappes électro emballent de coton des productions léchées ou que la chanson française poétise et se pare d’acoustique, les Angry Cats déroulent une partition brute de fonderie mais pas pour autant négligée ou approximative. La technique est parfaitement maitrisée, fruit de nombreuses années communes de scène et de backgrounds individuels qui puisent dans des creusets aussi différents que la musique industrielle, le tambour, la chanson ou le blues. Si je devais chercher des sensations comparables, c’est dans des registres totalement différents que j’irais chercher. Par exemple chez les morceaux de bravoure musclés de Blackstrobe ou les lives bastonneurs d’un Gesaffelstein ou d’un Vitalic et leur façon ferme de malmener la matière première pour provoquer des coups de chaud puissants.
Ainsi « Fly Away From The Nightmare », déchire l’air moite et la trêve conclue avec les esprits pour tout emporter sur son passage. Irrésistible grenade dégoupillée, nuit du chasseur effrénée, road-movie survitaminé, ballade cauchemardesque dans les coulisse d’une Amérique hantée par les fantômes de ses crimes passés et actuels. La voix puissante de Fred Alpi vous prend à la gorge et ne desserre jamais son étreinte électrique. Fuir ou périr. Pas certain qu’on retourne à la maison : « You Won’t Ever Sail Home ».
Ainsi ce « Rock’n’Riot in Town », véritable appel à foutre le feu, monter des barricades et balancer des cocktails molotov, bombe à fragmentation jetée à la figure d’un ennemi démasqué et arrogant, brûlot énervé, tendu, hymne aux accents clashien qui fait trembler les certitudes et vaciller les indécis, dont on ressort exténué, vaincu ou convaincu. Va falloir choisir ton camp camarade. Il y aura un moment où l’on ne pourra plus rester neutre.

The Angry Cats By Jean Fabien
Emmené par Fred Alpi, homme engagé, chanteur charismatique et guitariste aux accords fermes, déterminés et nerveux, le trio en colère est également composé de Tom Decaestecker qui pose des lignes de basse comme autant de tapis de bombes pour préparer le terrain et de Chris Gianorsi dont la batterie et le tempo achèvent de terroriser la ville et « The Main Enemy » en donnant le ton et le rythme à ce rock engagé et frontal.
Du rock à l’ancienne, mais terriblement moderne dans son équilibre entre les influences, les trois protagonistes, les énergies dégagées et le discours adulte et lucide. Si le cœur du réacteur tourne au rockabilly, les turbines carburent à un mélange explosif de stoner, de punk rageur, de rock énergique, de blues mystique. Le trio se paye même le luxe de s’éloigner franchement des sentiers combattus pour aller trainer son cuir du coté de la country pour clore cette tournée speedée de 5 titres dans un éclat de rire démoniaque : « He Who Laughs Best Laughs Last ». Oui c’est ça, rira bien qui rira le dernier. Notamment les prétendus rebelles, les révolutionnaires de comptoir.
À l’heure où les gamins de Fauve ≠ semblent avoir raflé la mise et les parts de marché d’une jeunesse déprimée et/ou en colère, ce sont bien les Angry Cats et leur bande son d’une rage adulte qui sont les authentiques porte-paroles des villes qui grondent et d’une révolte à qui couve. Un appel à la liberté, à la remise en cause des normes, de l’ordre établi, à l’émancipation. Dans la société bien sûr. Mais peut-être aussi dans une industrie musicale à plusieurs vitesses, confite dans des peurs et des réflexes d’un autre siècle, encore sous le coup d’une e-gueule de bois généralisée, où des talents incroyables crèvent de sous-médiatisation alors que d’autres moins doués, moins généreux paradent et se partagent le jackpot… A force, les lendemains déchantent : la fête triste comme dirait Trisomie 21.
La musique des Angry Cats est un bras d’honneur à la pensée unique.
Un message d’espoir aussi, misant sur la capacité de chacun à se remettre en question, à se regarder en face et à commencer par changer les choses autour de lui. Alors, après l’écoute de ce formidable et très stimulant EP, une chose est sure : il faudra aller vérifier tout cela dans bars et tous les lieux où le trio jouera cette urgence singulière pour se rendre compte de l’ampleur des dégâts. Personnellement j’ai hâte. Rendez-vous pour cela le 13 septembre à 20 heures au Bar des Amis à Montreuil.
Car c’est aussi un retour aux fondamentaux qui s’opère sous leurs coups de masse, histoire de rappeler que le blues et le rock n’ont pas été créés pour divertir des masses anesthésiées. Que derrière cette énergie il y a une contre-culture libératrice et profonde. Un retour aux fondamentaux guitare-basse-batterie pour retrouver l’énergie d’un Power Trio originel et faire passer des messages. Pas d‘artifices, pas de trucages, pas de déguisements, pas de postiches. Le son et l’énergie bruts. Des choix et un travail à contre-courant d’une certaine tendance à la surproduction, la sophistication, voire au maniérisme. L’un n’empêchant évidemment pas l’autre de vivre. Mais un rappel du code est parfois nécessaire.
Pas étonnant alors qu’ils aient été mis en image par le photographe Jean Fabien. Autre chantre d’un art où la vision, le regard, l’intention, l’intelligence priment sur la technique. Pour retrouver la vérité des rapports humains. Sans filtre. Une relation enfin débarrassée de ses oripeaux et de ses faux-semblants. La parole donnée, la main serrée, les yeux dans les yeux, l’ivresse et la chaleur partagée. Remettre l’homme au cœur, l’individu au centre.
Mes disques retrouvés peuvent enfin s’exposer fièrement en tête de gondole de ma discothèque bariolée et mon jeune fils entamer une nouvelle étape de son éducation musicale.
Les chats sont en colère.
Mais moi ce soir, je suis joie. Malgré tout.
© Matthieu Dufour
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