Interview – Manuel Ferrer (A Singer Must Die).

Quelques jours après la découverte du splendide Vénus Parade, l’album de A Singer Must Die (la chronique est ici : Kermesses sans retour), quelques questions posées à son chanteur Manuel Ferrer. 

Manuel Ferrer by Jérôme Sevrette

Manuel Ferrer by Jérôme Sevrette

LA « NOUVELLE » SCÈNE FRANÇAISE & VOUS

Il y a actuellement de nombreux projets musicaux de qualité en France (en dehors des artistes implantés) : vous, Perez, Marc Desse, The Pirouettes, Filip Chrétien, Lescop, François & les Atlas Mountains, Colin Chloé, Pagan Poetry, Jean-Louis Bergère, Robi, Maissiat, etc. Mais la médiatisation des uns et des autres est très inégale…

Merci de nous mentionner parmi ces musiciens… C’est vrai, mais cette vitalité n’est pas nouvelle, en revanche je crois qu’elle s’est diversifiée. Mais plus elle se diversifie, et plus les cloisonnements ont tendance à se resserrer. C’est surtout une affaire de sous-exposition pour certains d’entre eux. On vit ce paradoxe français d’avoir de superbes et nombreux équipements pour se produire, et de plus en plus de difficultés pour y accéder. Un réseau web et un travail souterrain de passionnés très actif, des webzines et blogs de qualité qui soutiennent les artistes que vous citez, et dans le même temps des TV et radios qui laissent un espace squelettique à ce vivier. Heureusement, certaines émissions radio font un boulot remarquable de défrichage et de vrai soutien à cette nouvelle scène, je pense notamment au « Cabinet des Curiosités » de Greg Bod. Cet animateur fait pleinement partie de ces gens qui nous ont repéré parmi les premiers, il apporte en plus une vraie créativité de concept d’émission qui fait beaucoup de bien dans un paysage assez uniforme, il fait intervenir des vrais talents, des auteurs comme Dave Le Monocle, avec qui nous avons noué progressivement de beaux liens.

Est-ce que vous côtoyez, appréciez certains de ces artistes ? Il y a des gens dont vous vous sentez proches ? Des « familles » ?

On a découvert Pagan Poetry et Nathalie Réaux tout récemment, elle fait des chansons admirables et totalement fantasmées, je pense aussi à Verone et Facteurs Chevaux qui vont puiser leurs sources ailleurs. Je suis tout autant sensible à la musique et aux mots poétiques de Jean-Louis Bergère ou ceux de Filip Chrétien… Ils sont l’un comme l’autre sur la corde la plus sensible, ils créent une intimité forte.

Les ponts se sont créés très naturellement entre nous et d’autres artistes non musiciens mais dont le travail est intimement lié à la musique : je pense au photographe Jérôme Sevrette ou à la poésie de Guillaume Mazel, qui est rédacteur au magazine A Découvrir Absolument. Tous deux sont intimement associés à l’histoire de notre album, ils ont été mis à contribution l’un pour signer les photographies du disque, l’autre pour une relecture de chacune de nos chansons, un regard poétique et littéraire qui participe d’un vrai échange sensoriel autour de notre musique. Nous parlons le même langage, bien au-delà des mots, chacun avec sa matière.

Vos inspirations semblent plutôt anglaises, américaines, quel est votre rapport à la production musicale française ? Existe-t-il un lien, une filiation commune avec ces artistes ?

Je crois qu’ils ont tous des repères anglo-saxons dans la musique qu’ils font, des chansons comme des carnets de voyages. La manière dont sont perçues nos chansons laisse souvent apparaître l’ampleur des orchestrations, mais aussi leur intimité. Au-delà de tout, c’est sans doute une forme de mélancolie qui nous lie à tous ceux que j’ai cités, une envie de toucher à des sentiments profonds, un romantisme je crois. In fine, je réalise aussi que c’est le goût pour la poésie qui unit tout ce monde, alors tiens, allons-y, formons ensemble ce beau mouvement musical, ce serait une merveilleuse idée !

Le fait d’avoir enregistré avec Ian Caple n’était pas anodin non plus, nous savions qu’il suivait de près ce qui se passait en France, qu’il produit régulièrement de nombreux albums francophones, ça a sans doute contribué à nous rassurer. On était transposé ailleurs lors de cet enregistrement, mais en terrain familier.

Quand on voit les échos de la soirée organisée par Daho à Pleyel (Article à lire ici : Tombés Pour La France, Daho fait débat) on se dit que le public ne perçoit pas nécessairement ce phénomène comme quelque chose de global…

Parce que rien – ou si peu – n’est fait pour amener le public français à s’intéresser à sa propre histoire musicale, et notamment à celle de la pop. Les raisons des déceptions sur cette soirée sont multiples, mais dans ce que je crois comprendre, il y a une transmission, un héritage qui ne se fait pas en France, ou qui se fait mal, comme si on avait manqué des marches. A l’époque de Myspace, c’était très intéressant d’aller sur des profils de jeunes anglo-saxons, j’observais leurs goûts. Beaucoup affichaient avec fierté autant des références de leurs parents (Léonard Cohen, Simon & Garfunkel, Joy Division), que des groupes indé de leur génération. En France, j’étais en contact il n’y a pas très longtemps avec un animateur d’une radio nationale qui m’a confié « C’est très bien ce que vous faites, mais c’est de la folk, je ne peux pas vous diffuser, nous on cible les 18-25 ». Soit. Il partait du postulat que cette tranche d’âge ne pouvait être touché par autre chose qu’une certaine électro-pop. Ca pose sérieusement question, ça touche de manière dangereuse aux présupposés goûts du public qu’il pense atteindre. Dans le même temps, ce même animateur a fini par avouer que toute leur grille allait subir prochainement des remaniements de fond…Tout n’est sans doute pas perdu !

Dans un autre registre, on en parlait il n’y a pas très longtemps avec notre ami Jean-Emmanuel Deluxe qui s’est intéressé aux chanteuses yé-yé. Le problème est que cette période n’a jamais été présentée sous un angle très valorisant, or avec tout un tas de perles obscures, elle a son mot à dire sur cette transmission d’une pop dite « acidulée ». Il vous en parlerait bien mieux que moi.

Cette effervescence crée-t-elle une dynamique globale, une stimulation créative ?

Elle existe, sans doute pas assez, mais elle existe. Le photographe Jérôme Sevrette a poussé loin ces rencontres artistiques avec son objet « art total » Terres Neuves, auquel nous avons participé. Une fantastique stimulation de la créativité de chacun à travers ses photographies, en invitant écrivains et musiciens à écrire et composer sur ses images. Des rendez-vous-événements ont eu lieu pour transposer l’objet sur scène en mêlant exposition photographique, prestations musicales live et des lectures en public, ce qui a permis de belles rencontres, des soutiens réciproques aussi…

A notre très modeste niveau, nous avons lancé sur Facebook un sondage « créatif » qui voulait ne pas se limiter à la seule écoute de notre album. C’était un appel aux artistes – mais pas seulement, tout autant au public qui ne pratique pas de discipline artistique, d’illustrer une chanson de leur choix par une peinture, une photo, des mots, en fonction de ce qu’elle leur évoquait. On a eu de magnifiques échanges par ce biais-là, on a été les premiers surpris de la fougue créatrice et de l’affection que des gens peuvent accorder à notre musique, et ça continue !

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A Singer Must Die by Jérôme Sevrette

FAIRE EXISTER SON PROJET AUJOURD’HUI

A l’inverse, cette offre pléthorique n’est-elle pas un frein à la découverte, le public ne pouvant pas s’intéresser à tout ? 

C’est à chaque fois ce qui nous surprend d’ailleurs… On se pose souvent la question de savoir comment des gens ont pu nous découvrir dans toute cette abondance, et ont pris le temps de nous écouter.

Nous sommes rentrés en contact via Facebook : les réseaux sociaux sont-ils une clé pour capter l’attention d’un public ? Réussir à convaincre quelques fans de devenir naturellement des ambassadeurs de votre musique, de votre projet…

C’est une clé, mais elle reste extrêmement friable. Facebook est un outil fabuleux pour faire connaître son travail, mais il a aussi ses limites. Les rencontres avec les gens qui nous suivent sur ce réseau se sont créées au fil de l’eau, nous ne sommes pas des communicants-nés ! Ce sont souvent les autres qui nous conseillent « vous devriez contacter untel, il peut être intéressé par ce que vous faites ». On essaie d’apporter du contenu, de s’intéresser aux autres artistes, d’être autre chose qu’un seul outil de promotion. Ce qui n’est pas la chose la plus simple car c’est clairement pour nous un outil principal alors qu’il devrait être un outil complémentaire.

Récemment, Frank Darcel nous expliquait (à retrouver par là : ITW Frank Darcel) combien il était compliqué, même pour un artiste confirmé, de convaincre une maison disque, un label. Vous en êtes où ?

Je le rejoins sur son analyse. Ca ne peut pas se bousculer au portillon pour un groupe que personne ne connaît. Il faudrait avoir un public avant même de monter la première fois sur scène, c’est déboussolant. Vendre des disques avant même d’avoir fait un disque… On ne peut pas mieux décrire les enjeux et les attentes qu’il y a derrière le fonctionnement des labels. Nous avons vécu cette période de recherche de label, et pu rencontrer certains d’entre eux. Ils agissent dans un environnement global bien sûr, mais l’obsession du tube fait beaucoup de mal au système français. C’est la seule règle et ça écarte malheureusement toutes les belles exceptions à la règle. C’est dommage car ce pays a de vraies particularités dans sa politique culturelle, mais c’est comme s’il n’osait pas assumer jusqu’au bout ses particularités, et repenser une manière particulière de défendre les artistes d’ici.

C’est évidemment la même règle chez les anglo-saxons, mais il me semble qu’en permettant à des Tindersticks, des Neil Hannon, des PJ Harvey d’exister, en priorisant leur démarche singulière, ça leur donne une sacrée longueur d’avance. Ces artistes n’auraient jamais vu le jour si on les avait considérés comme potentiels porteurs de singles. Les français qu’on a mentionnés plus haut ont chacun un univers fort qui s’épanouit sur un album entier, ce sont des songwriters !

Pour notre part, nous avons fini par intéresser et signer un deal avec le distributeur Modulor.

Avez-vous envisagé le crowdfunding qui tend a se développer même pour des artistes confirmés ?

C’est quelque chose qu’on a dû évoquer ensemble 15 secondes, puis on a écarté cette idée. On ne se sent pas très à l’aise avec cette sollicitation du public pour financer un projet. On a dû se débrouiller sans passer par ce recours, c’est notre entourage proche et nos amis qui se sont montrés très présents. Sans quoi nous aurions revu nos projets à la baisse, cherché à contourner les difficultés financières comme nous l’avons toujours fait… Mais sans eux notre album n’aurait pas vu le jour de cette manière, c’est évident.

A Singer Must Die by Jérôme Sevrette

A Singer Must Die by Jérôme Sevrette

INSPIRATIONS

Quel est le rôle de la musique (si elle en a un) dans la société, le monde d’aujourd’hui ?

Si la musique peut lui donner pendant quelques minutes un espace qui peut nous élever, ce ne serait déjà pas si mal. Je trouve qu’il n’y a rien de plus bouleversant qu’un cor anglais qui cherche une flûte traversière pour finir à l’unisson, ou qu’un ensemble de cordes qui vient apaiser une voix. J’aime dans la musique entendre une douceur, une harmonie qu’on trouve rarement à l’extérieur, une harmonie que je ne trouve pas toujours au-dedans non plus.

En dehors de la musique, quelles sont vos inspirations, vos passions artistiques ?

J’ai un peu délaissé les écrivains ces derniers temps, je suis sur un bouquin sociologique qui s’appelle « Musique et émotion ». Comment naissent les émotions est une question qui me passionne ! Je vais emporter en vacances, et enfin essayer de finir une sorte de bio sur Léonard Cohen « Un canadien errant » de Viviane Gravey. Tout m’inspire, une simple réplique de film peut me poursuivre pendant plusieurs jours et déclencher un texte de chanson. Je pense à « Detachment » de Tony Kaye qui a été le point de départ pour écrire « By The Dawn Of Monday », par exemple.

Votre album a quelque chose de très cinématographique : quels cinémas vous inspirent ?

Celui de Fellini qui m’a longtemps marqué, et d’une manière générale je suis très féru du cinéma italien des années 60. « Les Ailes du Désir » de Wim Wenders m’a définitivement marqué, je suis totalement fasciné par le cinéma de David Lynch, un simple gros plan sur un morceau de tissu peut me faire partir très loin !

Vos 3 musiciens cultes ?

Elliott Smith, David Bowie…et Nick Drake.

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ET APRÈS

Pour la suite quels sont vos projets : scène, collaborations, …

On est en train de monter une série de concerts. Parmi les dates confirmées, on jouera le 8 octobre à Angers au Chabada. Un vrai bonheur puisqu’on a carte blanche et qu’on aura pour invité un des meilleurs songwriters US, ça nous rend très impatients ! Le 16 octobre à Rennes au 1988 Live Club avec Filip Chrétien et Lighthouse, on a hâte de les rencontrer. Et on prépare pour le printemps 2015 un concert où le groupe jouera accompagné d’un orchestre classique d’une vingtaine de musiciens… C’est un sacré travail de mise en place et de réarrangement pour Manuel Bichon, le compositeur d’A Singer Must Die, mais ça va être une expérience unique dont on rêvait. Par les temps qui courent, avoir cette occasion-là est plus qu’une aubaine !