Chronique – Louis-Ronan Choisy – Crocodile.
Voilà le genre de disque qui m’inspire spontanément de la méfiance. Et je n’en suis vraiment pas fier.
Réflexe mesquin devant l’apparente facilité de l’auteur, ce je-ne-sais-quoi de nonchalance qui agace. Soupçon de dilettantisme. Les restes éparpillés d’une adolescence banale et discrète, passée à l’ombre des cadors et des dandys de la cour de récréation. Ces Dargelos, ces Meaulnes, tous ces adolescents mythiques, charismatiques qui fascinent autant qu’ils repoussent. Ces tombeurs à l’assurance souriante, inébranlable, ces types même pas odieux, voire carrément sympas, qui sont pourtant le cauchemar des jeunes gens communs. Voilà le genre de disque que j’ai tendance à écouter d’une oreille négligente. Pour de très mauvaises raisons. Je plaide coupable, le délit de faciès, le délit de belle gueule. Réflexe minable d’un esprit chagrin devant l’aisance des feux follets des arts et des lettres. Voilà le disque de Louis-Ronan Choisy, musicien, chanteur, comédien. Aperçu chez Ozon (Le Refuge) pour qui il a aussi composé une BO, entendu chez Nouvelle Vague (L’aventurier avec Helena Noguerra) et déjà auteur de plusieurs albums. Voilà le genre de disque auquel j’ai voulu résister. C’est pas joli joli, ni très glorieux, et totalement injuste : j’en ai bien conscience. Louis-Ronan j’espère que vous ne m’en voudrez pas (enfin pas trop) pour ces mauvaises pensées en forme de procès d’intention. De toute façon j’ai échoué.
Car il y a la réalité de cet album impeccable et intense. Les morceaux qui filent comme une décapotable sur les quais, ralentissant pour admirer le spectacle avant d’accélérer pour le plaisir, la musique, un cocktail de pop, d’électro, de glam, de rock, de spoken word, l’univers nocturne, poudré, charnel, interlope. Crocodile, s’il est un caprice, n’est pas celui d’un enfant gâté devant un nouveau jouet à la mode, mais celui d’un vrai artiste qui confronte ses fantasmes et la réalité, qui plonge dans ses tourments, ses désirs, ses envies, ses tripes, celui d’un musicien qui malaxe les genres se souciant vraiment peu du qu’en-dira-t-on, celui d’un chanteur à la voix suave, grave qui nous dit dans l’oreille la nuit, l’amour et sa volonté d’en découdre avec les éléments, qu’ils soient naturels ou chimiques. Les démons de la chair. Les démons de la vie. La vérité de l’instant.
Je suis finalement incapable de résister à un type que j’aurais pu suivre dans ses déambulations nocturnes sans hésitation, sur les pistes des clubs branchés ou dans ses virées improvisées sur la côte. En écoutant Crocodile, c’est un nouveau voyage au bout de mes nuits que j’entreprends, c’est au fond de moi que je descend, fasciné par le trajet heurté, le chemin pavé de tentations et de leurres, c’est avec mes propres démons que je me confronte à nouveau, que je me bats sur fond de d’électro-pop sensuelle et hypnotique. J’ai froid, j’ai chaud, la glace me brule à nouveau. Je sais qu’il faudrait que je m’arrête, que je rentre chez moi. Mais évidemment je ne le ferai pas. Je provoquerai des videurs polonais pour le fun, tu feras rire des putes en goguette, nous errerons dans la ville assoupie. Nous continuerons jusqu’aux morsures de l’aube, jusqu’à ce que la lumière reprenne enfin le dessus sur nos ténèbres, nos flirts nonchalants, nos ivresses stroboscopées. Nous franchirons les lignes une fois de plus, sans aucun état d’âme, nous aimerons des corps moulés, des lèvres fardées, nos mains se serreront, nous chuterons dans des toilettes immondes, nous nous relèverons le sourire aux lèvres, nous pleurerons, nous nous allongerons dans des peep-shows glauques, nous nous relèverons fiers et conquérants. Toujours. Encore un verre, encore une dose, encore un pote, encore une fille, encore une danse. Encore une nuit. Encore une aurore vénéneuse. Nous serons les princes de la nuit, de cette ville qui nous appartient, éphémère sensation de puissance, jouissance de l’absolue inconscience. S’il le faut nous échangerons quelques coups, avec classe et détachement. Et tutoyer le vide, se pencher au bord des gouffres, marcher sur un fil. Lâcher prise, reprendre le contrôle. Vivre. Sentir son corps vivant. Sa chair vibrer. Aller voir du côté des abysses s’il fait vraiment plus sombre et plus froid. Fermer les yeux et se laisser porter par le courant. Refaire surface sans savoir où. Errer dans cette forêt touffue, chercher la mer, la lumière. Muer enfin. Se débarrasser des ombres qui planent, la peur, la lâcheté, l’habitude, et autres souvenirs collants de la vie d’avant. Oser l’amour. Un jour.
Voilà un disque que je voulais écouter de haut et dans lequel j’ai plongé, me laissant couler jusqu’au fond, m’abandonnant avec délice et complicité dans les méandres des tourments, des errances et des espoirs de Louis-Ronan Choisy. À l’heure où règne la tentation de sortir un disque dès qu’on a écrit 3 titres, il se paye le luxe d’un véritable album, dense et cohérent. De finir par un titre de 13 minutes. Un labyrinthe sinueux parcouru de sensations et de courants contraires, alternant le chaud et le glacé, les envolées et les pauses, les syncopes et les marathons, rock glamour et entêtant, à la fois sincère et distancié, plein de paillettes et d’émotions vibrantes. Il y a surtout un univers singulier. Entre un sens de la mélodie parfois imparable et souvent délicat (Dans les yeux d’Alain Delon, Chocolat, …), et des incursions franches sur le dancefloor à coups de beats sombres et répétitifs, Louis-Ronan Choisy sait alterner douceurs sensuelles et montées d’adrénaline tranchantes. Notamment dans cette magnifique trilogie (Où vas-tu Anthony, Crache ton sang Anthony et Anthony à l’hôpital) démonstration éclatante du talent de l’artiste. Errance sombre et froide, sang, sexe and rock’n’roll, qui termine en apothéose et en urgence sur des rythmes électro irrésistibles, flèches extatiques et narcotiques. Mais Louis-Ronan Choisy sait aussi tomber le masque, virer les effets de manche pour une mise à nue sublime et touchante (Mag song). De jolies voix féminines viennent dialoguer avec bonheur avec le chanteur (Clémentine Poidatz, Adrienne Pauly, Pom Klementieff, Zoé Ibanez, Sophie Pomella) donnant corps à ces ballets fantasmés, incarnant ces espoirs qu’ils soient brisés ou naissants, ouvertures, trouées tour à tour espiègles, complices, lumineuses, provocantes.
Un sacré disque en fait. C’est souvent tranchant, souvent âpre, mais aussi caressant et chaleureux, et surtout jamais désespéré, jamais plombant. Car au fond, comme lui, je sais que « La vie m’attend, ça brûle et j’ai hâte ».
© Matthieu Dufour
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