Daredevil : purgatoire et résurrection (by Jean Thooris).
Daredevil. En anglais : « dare » (oser) et « devil » (diable). Deux qualificatifs qui se traduisent par un costume rouge et des cornes diaboliques, également par une prétendue capacité à ne jamais connaître la peur. Surnom : le diable de Hell’s Kitchen. Signe distinctif : catholique. Littéralement : personnage de BD (ou comics) aux multiples évolutions.
CHARLATANISME ET SOCIOLOGIE
En 1954, dans un ouvrage aujourd’hui introuvable nommé Seduction of the Innocents, un pseudo psychanalyste fort peu recommandable (car, supposons-nous, libéral à tendance fasciste), Frederic Wertham, se lance dans une diatribe sévère, bien que très naïve, à l’encontre des publications National Comics (rebaptisées depuis DC Comics) : Batman et Superman, principales figures de cette maison d’édition, se voient, en gros, assimiler aux corrupteurs d’une jeunesse que l’on peut imaginer, selon les fantasmes de Wertham, fortement asexuée et facilement docile. Malgré lui, cet individu heureusement oublié s’en remet à un sociologue (nommé Harold D. Eastman) qui, de son côté, affirme que les personnages de comics témoignent tous (dans les années 50 !) de fortes tendances « maniaco-psychopathes ». Pour Wertham, il s’agit d’un argument qui ne pouvait qu’appuyer sa vision puritaine ; pour Eastman, c’était, inconsciemment, épiloguer sur le devenir de ceux que nous appelons aujourd’hui « super-héros ».
Durant les 60’s, DC Comics transforme son icône Batman en une série télévisée parodique et psychédélique (celle, donc, avec Adam West en vedette). Un concurrent de taille vient faire de l’ombre au nouveau directeur de la DC (Julius Schwartz, à cette époque) : Marvel Comics. Cette boite à BD, en effet, corrobore, de façon encore innocente, les théories d’Eastman : Spider-Man ou les Fantastic Four s’ancrent dans un réalisme facilement identifiable, celui des histoires d’amour contrariées, des dilemmes moraux finalement très teenagers – avec un zeste de conscience post Guerre Froide. Bon début traumatique : Peter Parker, inversement au kitch Bruce Wayne de la série 60’s, affronte parfois le pire ; autrement-dit, la mort. Pas un hasard si l’épisode « La Mort de Gwen Stacy » reste un classique du genre : pour la première fois, un super-héros ne combat plus des méchants ésotériques mais se heurte, violemment, intimement, à la question du deuil (et, pour corser l’affaire, à la responsabilité individuelle – c’est en voulant sauver Gwen que Spider-Man, la rattrapant par sa toile d’araignée, lui brise les vertèbres).
Face à l’importance Marvel, DC Comics change son fusil d’épaule : son personnage le plus emblématique, Batman, dans les mains de l’excellent Neal Adams, redevient un « vigilante » torturé, un anti héros qui doute (pour les gens de ma génération, issus des années 70, ce Batman-ci fut le premier que nous découvrîmes)… Différence primordiale à cette époque : soudainement plus dure, plus urbaine, la DC évolue loin de l’univers science-fiction de la Marvel (où les personnages s’opposent à des vampires ou des extra-terrestres, ce genre d’aberrations – seul l’aspect un peu soap opera, voire un souci psychologique, offrait à la Marvel une identification jamais loin de l’empathie).
Ce fut évidemment avec le mensuel Strange (mais aussi Nova, Titan et Spécial Strange), début 80’s, que la Marvel hypnotisa des milliards de jeunes frenchies. Le Batman de Neal Adams était sans doute très ténébreux, les histoires Marvel (Spider-Man principalement, Iron Man, ROM plus tard) gravitaient néanmoins dans un facteur plus humain. L’adhésion était non seulement possible mais recommandée (toujours, à ce moment-là, via une bifurque en catimini : le sacrifice intime exigé par l’identité secrète). Pourtant, les publications Strange restaient alors fortement Série B : le mal venait souvent d’une autre planète ou bien d’un alchimiste fou. Le mal, inversement au Batman d’Adams, ne frayait jamais avec « l’homme derrière le masque ».
Inaugurées en 1964 par Stan Lee et Bill Everett, les premières aventures de Daredevil n’étaient pas vraiment exaltantes. Le pitch lui-même semblait dérivé des origines de Spider-Man : Matt Murdock, enfant rejeté et solitaire, en voulant sauver un piéton d’un accident, reçoit des déchets radioactifs en plein visage ; dorénavant aveugle, il développe un sixième sens qui lui permet de percevoir avec acuité le moindre frémissement, accélération du pouls ou sonorités alentour. Mais à la différence de Peter Parker, Matt Murdock, lorsque débute la série Daredevil, n’est déjà plus adolescent : avocat confirmé le jour, il endosse les habits du justicier masqué durant la nuit. Le ton général se voulait léger, dédramatiser : outre l’aspect lisse du personnage (au quotidien, Murdock est épanoui), Daredevil livrait bataille contre des fantômes ou des hommes-animaux. Ceci explique probablement le faible enthousiasme suscité par la publication originelle. Daredevil n’était qu’un bouche-trou guère destiné à concurrencer l’infaillible popularité de Batman et Superman.
NINJAS ET GRANDS ANGLES
Si le dessinateur Gene Colan éloigne discrètement Daredevil de l’insouciance pop, c’est avec l’arrivée de Frank Miller, en 79, que le personnage atteint un niveau supérieur. Plus encore : transcendée par le futur auteur de The Dark Knight Returns, la BD Daredevil révolutionne considérablement le mythe du super-héros.
Miller, d’abord simple dessinateur, revient à un style asphalte, quoi qu’encore sous-développé. Les prémisses du grand bouleversement se devinent lors d’un épisode mémorable : hospitalisé suite à un duel humaniste avec Bruce Banner / Hulk, Daredevil est questionné par le journaliste Ben Urich (qui a fait le rapprochement entre Murdock et son identité secrète). Daredevil baisse les bras et avoue le mémento de sa croisade : son père, Battling Jack Murdock, boxeur téméraire mais loser, parce qu’il refusa de se coucher sur le ring, fut abattu par un mafioso de seconde zone. Si l’idée du traumatisme parental n’est pas nouvelle (Batman et Spider-Man viennent d’ici), la façon dont Miller dépeint les rues et leurs ombres, la mâchoire haineuse du « yellow Daredevil » (son premier costume est jaune) au moment de venger le meurtre du père, sans même parler de l’aspect confession religieuse que celui-ci semble offrir à Ben Urich, voilà qui rapproche Daredevil des théories maniaco-psychopathes de Harold D. Eastman.
Ce n’est qu’avec sa nouvelle fonction de scénariste que Miller renvoie Daredevil à l’exemple flagrant du dépressif. Tout d’abord, Miller remet le personnage en perspective – en fonction des autres super-héros. Matt Murdock ne possède aucun pouvoir : il détient certes un radar sensoriel, mais son maniement du combat provient d’un vieux maître (lui aussi aveugle) nommé Stick – idée reprise dans le Batman Begins de Christopher Nolan, avec l’incarnation Ra’s al Ghul. De plus, Miller, dont le principal fait d’armes consiste à torturer mentalement des créations supposément infaillibles, ne se prive jamais de mettre à mal le sens radar de Daredevil ; et d’affaiblir l’individu plutôt que le vengeur costumé. Matt Murdock, dans les mains de Frank Miller, dévoile les signes d’une fragilité camouflée par le port du masque. Murdock compte autant que Daredevil : le second questionne les petites frappes dans le bar de Josie, le premier est tiraillé entre son travail (l’application de la loi) et une limite qu’il hésite à franchir (la justice expéditive). Cette dualité explosera ensuite, façon crise nerveuse, lorsque Murdock / Daredevil, soudainement incapable de concilier ces deux opposés, ira jusqu’à dire, en tant qu’avocat : « I never liked this job. »
Toute l’entreprise de Miller consiste à conduire Daredevil vers le stade le plus extrême de la névrose – et tant qu’à faire, par brefs paliers psychologiques. L’invention du personnage Elektra est décisive dans la torture religieuse que s’inflige Murdock (typiquement purgatoire et rédemption)…
Qui est Elektra Natchios ? Introduite dès 1981 dans la série (au moment où Miller détient une entière liberté artistique), cette fille d’un richissime ambassadeur grec incarne le premier amour de Matt Murdock (alors étudiant en droit). Dans la bande dessinée, inconsolable suite au kidnapping puis à la mort de son père, Elektra abandonne Matt et disparaît de la civilisation. Des années plus tard, alors que Murdock est déjà Daredevil, celle-ci réapparaît sous les traits d’une kunoichi (ninja féminin), Bounty hunter dénué de remords à l’idée de tuer. Daredevil et Elektra, qui dès leurs retrouvailles se dévoilent par subterfuge leurs identités secrètes, instaurent une version comic book de Carmen : « je t’aime mais je te déteste ». Matt est toujours amoureux d’Elektra, mais il se heurte à des méthodes contraires à sa propre idée de la justice (Elektra est un assassin) – ainsi, dans l’épisode « Guet-apens », il l’aide à lutter contre des ninjas puis, le combat gagné, lui ordonne de se rendre à la police. Elektra est plus trouble, moins longiligne : infiltrée à Paris, elle apprend que l’organisation criminelle « La Main » a décidé de tuer Murdock ; les cases de Miller, bulles dévoilant les pensées contradictoires des protagonistes, affirment ainsi qu’« elle ne risquera pas sa vie pour lui. Pas question. Et pourtant, la voilà en route pour New York ». Plus loin dans la série, Elektra piège Daredevil et devrait l’achever. Mais non : elle lui laisse la vie sauve.
Point d’orgue : la mort d’Elektra, éventrée par Bullseye (Le Tireur, en France), dans une version censurée par Strange (depuis disponible en intégrale dans les tomes Daredevil par Frank Miller). Rampante, à bout de force, elle rejoint le domicile de Matt et meurt dans ses bras.
Le véritable crash Murdock commence ici : incapable de souscrire au décès de son grand amour, Matt / Daredevil se met à « pourchasser des fantômes » (dixit l’ennemi juré Wilson Fisk, lui-même surpris par le soudain delirium de « l’homme sans peur »). Jusqu’à, pour Murdock, un acte nécrophile d’autant plus flippant qu’il annonce la complète instabilité du personnage. Ainsi qu’une faiblesse que ne manquera pas d’exploiter Fisk, non sans jouissance à l’idée de briser l’humain plutôt que le vengeur.
N.B.
Il est dommage que la série Daredevil par Netflix, inégale, édulcore le lien Elektra / Murdock. Loin de la passion contradictoire, le duo ressemble à Mr et Mrs. Smith collaborant avec intérêt commun (éradiquer les membres de « La Main »). Les protagonistes y perdent l’attirance / répulsion subtilement instaurée par Frank Miller. Étrangement, cette ambivalence est ici replacée dans le face-à-face Daredevil / Punisher : ils détiennent une cause commune (combattre le crime), leurs méthodes divergent jusqu’au fight, mais ils s’entraident et se comprennent.
APOCALYPSE ET RENAISSANCE
Suite au décès d’Elektra (ressuscitée plus tard dans un autre parangon de la littérature comics, Elektra Assassin, toujours de Miller), Daredevil perd de sa complexité. Dessinée par Klaus Janson, la série tire dorénavant vers une forme d’espionnage teintée de surnaturel. Les intrigues comptent bien plus que la psychologie de Daredevil, les démons intérieurs se font rares, et Murdock lui-même y trouve une place secondaire. En tant que lecteur, on se désintéresse progressivement de Daredevil, sans doute car l’absence d’enjeux forts devient problématique. Jusqu’au jour où, dans Strange, crépite en lettres de feu le titre « Apocalypse » ; et cette entrée en matière glaçante, présage d’un violent chambardement dans la vie de « tête à cornes » : « Matt Murdock is blind… So he misses the prettiest morning of the year… Matt Murdock is also Daredevil. That’s why his life is about to fall apart. »
Scénarisé par Frank Miller et dessiné en épure par David Mazzucchelli, Born Again pousse le machiavélisme millerien à son extrême : si les super-héros peuvent physiquement souffrir, l’homme derrière le masque, d’un point de vue sociétal, est une proie parfaite, un individu à déchoir. Brisez l’homme, et le super-héros disparaîtra avec lui.
Le run agrippe instantanément… Karen Page, première secrétaire de l’association « Nelson & Murdock », disparue de la BD depuis des lustres (donc, avec logique, parmi les personnages centraux de la création Netflix – qui raconte les origines de Daredevil), opère un inattendu retour. Retour glauque et poisseux : ayant tenté sa chance en tant qu’actrice, sans succès, Karen, après un long détour par le cinéma X, est devenue junkie. En mal de dose, elle vend sa dernière possession : l’identité secrète de Daredevil (Matt étant son ancien amant). L’information remonte très vite aux mains de Wilson Fisk. Ce dernier va dès lors enfermer Murdock dans une spirale vicieuse, d’abord en le faisant radier du barreau, en bloquant ses comptes, puis en le condamnant à la clochardisation.
Descente aux enfers : la paranoïa de Murdock va crescendo – d’autant plus qu’il ne sait qui (et pourquoi) organise aussi méticuleusement sa lente mise à mort –, et les méthodes de Daredevil deviennent de plus en plus erratiques (déstabilisé, il perd sang-froid et stratégie).
Pour Miller, Born Again ressemble au dernier acte du parcours Daredevil, une sorte de chant du cygne et de conclusion définitive : l’auteur en passe par la destruction du personnage (jamais vu, à l’époque), puis, progressivement, par sa résurrection.
L’enfance de Daredevil est agrémentée d’un point primordial, non élucidé : la figure maternelle. Celle-ci justifie les antécédents catholiques de Matt Murdock puisque sa mère est… une nonne. La boucle Daredevil s’achève ainsi par une révélation que découvre Murdock sur lui-même : sa morale de tourmenté religieux (et, par extension, sa croisade maladive) ne provient que d’une sensation oubliée : enfant, sur un lit d’hôpital suite à l’accident radioactif qui lui fit perdre la vue, Matt, plongé dans le noir, sent une présence féminine réconfortante, et de ses doigts touche un pendentif en forme de croix. Murdock n’est donc pas devenu Daredevil suite à la mort du père, mais parce que sa mère lui insuffla la conscience du bien et du mal.
À la fin de Born Again, Matt Murdock, en paix avec son histoire (car guéri de sa névrose et conscient de la véritable origine de Daredevil), est libre d’affirmer, serein : « That’s all you need to know ».
DEMONS ET ABANDON
Après Born Again, j’ai continué à lire Daredevil ; sans doute car l’avenir de Matt Murdock m’intriguait. Mais je décrochai très vite. D’une part car les histoires suivantes accentuaient exagérément l’aspect religieux du propos (jusqu’à l’aberration puisque Daredevil y combattait des démons venus d’une autre galaxie – ce qui ne corroborait guère ma vision réaliste du personnage). Également car la conclusion Miller m’avait apporté toutes les réponses souhaitées à l’égard de Murdock. Peut-être étais-je moins excité par les comics : Born Again, à mes yeux, reste encore une Bible, mais aussi mon propre adieu aux super-héros, car je savais, à ce moment-ci, que je ne trouverai jamais mieux.
Les adaptations cinématographiques DC ou Marvel me touchent très moyennement (je place à part le Batman Returns de Tim Burton, le meilleur film de super-héros n’étant pas un film de super-héros). À ce jour, j’en retiens peu : les deux premiers Spider-Man de Sam Raimi (pour la mise en scène très humaine, à bonne distance, du cinéaste des Evil Dead), le Dark Knight de Nolan (dont la lourdeur aussi bien visuelle que scénaristique se voit transcendée par la façon dont l’acteur Heath Ledger se réapproprie la figure du Joker)… Pour le reste, l’absence d’auteurs condamne ce genre de films à une pyrotechnie construite sur un propos exagérément sombre (fabrique DC Comics) ou désagréablement second degré (tendance Marvel). Même une BD aussi foisonnante que The Watchmen se retrouve expurgée de toutes ses ramifications anarchistes dès lors qu’elle prend vie sur grand écran. De façon proche, je ne peux concevoir un film opposant Batman et Superman : le premier est un des rares exemples de super-héros dénué de pouvoirs, œuvrant dans le réalisme et le « plausible » (les aberrations du personnage, de par son ancienneté mythique, s’acceptent aujourd’hui sans problème) ; le second est une fantaisie, de la pure science-fiction. Placer un personnage « réaliste » (ou censé l’être) dans un monde « exagéré », je n’y crois pas.
Le Daredevil version Netlflix, parce que produit pour la TV plutôt qu’organisé afin de squatter le grand écran, conserve un axe millerien : l’ambiance polar, la brutalité entre malfrats, des individus appliquant une justice aveugle (le Punisher y est dépeint avec l’ambivalence nécessaire). Daredevil, via un traitement un chouia bordélique, s’y heurte aux diverses problématiques inventées par Frank Miller : le Catholicisme ambigu, l’allégeance bureaucratique et la tentation d’imposer sa propre loi (« c’est ma ville » : argument principal de Daredevil afin de justifier sa mainmise sur Hell’s Kitchen), la frontière très poreuse séparant Murdock de son alter-ego anonyme, le doute et le vacillement quant-à la légitimité d’une telle croisade… Au moins, avec ce Daredevil-ci, on ne rigole pas. Le projet est conçu avec un sérieux spécialement adressé aux fans de la BD – l’héritage Christopher Nolan, sans doute.
On aime également les clins d’œil, les subtilités Marvel offertes comme si de rien n’était : la scie circulaire de Melvin (arme favorite de son double revanchard, Le Gladiateur), le véritable costume d’Elektra au moment où « La Main » s’apprête à la ressusciter, le faux coup de flingue du Punisher contre Daredevil (qui provient de l’épisode « Jeu d’enfants »), l’immortalité de Nobu (équivalente à l’indestructibilité du ninja Kirigi dans la BD), la montée en grade du flic Mahoney (nommé Magnolis chez Miller – est-ce le même ? – ; intègre durant des années, proche de Daredevil, avant d’être contraint par Wilson Fisk d’accuser Murdock de corruption – dans Born Again, évidemment)…
Si, à ce jour, je pense que Daredevil a déjà tout dit dans la BD (les récentes publications remontent aux sources de Murdock, preuve d’un schéma n’ayant plus rien à développer), peut-être la saison 03 de Netflix poursuivra ce rencard nostalgique avec la plus belle incarnation diabolique de nos années Strange. Quitte à encaisser les maladresses comme les aberrations offertes par un programme télévisuel inévitablement tout public…
Jean Thooris