Autoportrait By Greg Bod

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Ne voyez pas dans cet exercice auquel je me prête en faisant cet autoportrait la moindre proportion à l’égocentrisme ou au nombrilisme. Non, loin de là, je dirai même bien au contraire.

Ce que je vais vous raconter, du moins tenter, c’est plus un peu ce que j’ai vécu, un peu ce que j’ai ressenti mais sans doute vous aussi avez ressenti un peu les mêmes choses, sans doute avez-vous vécu les mêmes petits détails dont on se rappelle avec une étrange clairvoyance des années plus tard. Des moments ordinaires, rien d’exceptionnel mais quelque chose qui ressemble à nos moments.

Je suis né au temps 0 des années 70 dans une cité pluvieuse et morose. Ni moche, ni belle. A la fois prévisible et fluctuante.

Brest comme une petite tranche de France en Bretagne… Une ville militaire vivant autour de, par et pour et son arsenal de guerre. Une ville ouvrière, rude un peu comme des Corons de l’Ouest. Les ouvriers de l’arsouille, cloisonnés derrière les portes de la ville dans la ville.

J’étais le fils de l’un d’eux. Mon père travaillait au bassin 10, j’en étais fier, je ne savais pas ce que c’était mais j’en étais fier. Il était de cette culture ouvrière encore syndiquée, encore militante. A la maison, on parlait CGT, Grève… Je ne comprenais pas bien tout cela mais je sentais que c’était un truc de grand d’ailleurs on me le disait…

« Greg, écoute pas les trucs de grands ».

Quand on partait en promenade vers Le Conquet, un petit port à 30 minutes de Brest, sa Pointe Saint-Matthieu et son abbaye en ruine face à la mer, on traversait la ville, on passait d’une rive à l’autre. On passait au-dessus du Pont De Recouvrance planqué entre le château et la Tour Tanguy.

En dessous de ce pont, il y avait cet entremonde, cet hors le monde. Cet arsenal comme une ville dans la ville. Un lieu interdit où l’on ne pouvait aller, nimbé de secrets. IL fallait des cartes spéciales pour rentrer dedans. Mon père en avait une, mon père était-il un espion qui venait enquêter, s’infiltrer dans mon monde ?

Sous le pont, cette vie qui grouillait était mystérieuse, une ville souterraine dans ma ville familière. Plus tard, je devais me rendre compte qu’il n’y avait pas deux mais une multitude de villes souterraines à l’arrière de la réalité.

Mon père nous ramenait ces revues de l’Arsenal, ces « Moussaillons’ avec des photos étranges de sous-marins, de bateaux. C’étaient des trophées magiques de cet autre monde, il suffisait de les tenir dans sa main pour en percevoir toute la puissance incantatoire. Ces pages avaient le goût du sel et du voyage.

Et puis, pour rajouter au mystère, ces ouvriers-là dont faisait partie mon père avaient leur langue, leur expression comme pour venir encore une fois confirmer cette idée insinuante mais volatile qu’ils appartenaient à une autre espèce, une caste secrète peut-être.

Mon père travaillait au bassin 10 où je sus bientôt que l’on réparait les sous-marins. Et si mon père croisait le Capitaine Nemo ? Peut-être traversait-il les océans à bord du Nautilus ? Bon, en même temps, il rentrait manger tous les midis mais bon en même temps qui sait ?

Il travaillait parfois aussi à l’île Longue que l’on voit de l’autre côté de la Rade, cette base ultra-protégée de sous-marins nucléaires. Là, il y avait encore plus de secret dans le secret.

Brest était une ville de secrets, de mystère.

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Ces ouvriers de l’arsenal, qui au sortir de leur travail le vendredi, une fois la porte Caffareli passée, allaient dépenser leur salaire hebdomadaire au « rade » stratégiquement installé à la sortie de l’arsouille comme on dit en petit Zef brestois.

On « taillait en piste » comme on dit par chez moi. Ce lot d’alcoolisme dans ces familles au matriarcat castrateur et paralysant.

Brest, c’est une ville reconstruite à la va-vite après-guerre car détruite à 95 % par les bombardements alliés à la fin de la seconde guerre mondiale.

Je me rappelle ma grand-mère qui extrapolait parfois un peu, qui magnifiait les petits évènements. Elle faisait de sa vie un roman de littérature de gare. Comme beaucoup de gens de sa génération, elle aimait chanter, d’une voix gouailleuse. Elle chantait Piaf avec une telle justesse qu’à l’entendre, un soir que la môme était venue en concert dans cette bonne ville, un soir de fatigue, elle avait demandé à ma grand-mère en l’entendant chanter dans la rue de la remplacer au pied levé. Bien sûr, on savait que c’était faux, bien sûr mais c’était une belle histoire. Dans la chronologie de la vie d’une famille, il y a autant d’étapes du réel que d’autres du mensonge. Au milieu de la généalogie de nos histoires, il y a ces petites mythologies du non-dit, de l’omis et de l’exagéré.

Je me rappelle de ma grand-mère, de l’entendre raconter pour la énième fois ce jour où elle avait failli mourir dans l’explosion de l’abri anti-aérien Sadi Carnot et les presque mille morts de l’incendie qui ne cessaient de la hanter.

Je me rappelle de son regard qui s’égarait quand elle évoquait la guerre, les bombardements. La force de ses yeux ne lassait aucun doute, elle n’était pas avec moi là mais dans ces rues de la ville d’avant, de ce Brest d’avant-guerre.

Cette ville fortifiée, cette ville citadelle avec son identité bretonne plus forte. Ses fumeries d’Opium aussi au port de commerce où se côtoyaient des vieux chinois et des michetons, des Renée du port plantureuses aux mille saveurs.

Je me rappelle ma grand-mère qui se racontait dans son minuscule appartement au milieu des grands ensembles anonymes, les grandes tours tristes de Ponta autour de nous. Ma grand-mère était une erreur temporelle, elle faisait partie d’un autre temps, celle que j’appelais Mamie. Un temps disparu où les maisons faisaient maximum deux étages, où les cantines servaient du rouge qui tâche aux enfants, où l’on marchait plus facilement.

Je me rappelle du regard de ma mère qui changeait, ses petites bulles dans ses yeux, pas vraiment des larmes mais pas encore un sourire. Ces larmes joyeuses quand elle se rappelait son enfance du côté des baraques du Polygone, ces copains du Point Du jour, cette solidarité entre les gens idéalisée par le regard de l’enfant. Ces chalets du bois qui permirent un relogement rapide qui devait normalement être provisoire mais qui pour certains dura plus de 30 ans. Je me rappelle de ces vieilles baraques quand on allait faire les courses à l’Euromarché quand j’étais tout gamin.

Une nouvelle ville souterraine s’offrait à moi, aux contours à construire. Ces chalets ressemblaient presqu’à ces cabanes que l’on tentait de fabriquer laborieusement dans la petite forêt qui jouxtait la maison de mon grand-père. Les grands jouaient-ils encore aux cabanes ?

On se serait cru dans un alpage, haut, très haut dans ces prés au bord des nuages ou encore loin dans une forêt profonde du Canada. Ne voyait-on pas déjà l’indien Huron qui rentrait de la chasse dans ce vieux monsieur qui n’avait rien demandé et qui rentrait de ses courses au supermarché du coin ?

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Jouer avec la mémoire est difficile. S’y perdre est aisé. Jouer avec la mémoire, jouer avec la mémoire.

J’aimerai jouer avec nos souvenirs, les malaxer, les modeler comme de petites statues. J’aimerai les modeler car jouer avec la mémoire est difficile. Merci pour les souvenirs, merci pour la mémoire, merci…

Brest, c’est un port de commerce et de guerre, aux constructions modernes et sans âme, une ville laide et informe.

Prenez la Rue de Siam et ses fontaines comme des pierres funéraires et ses cadavres de bouteilles éparpillés. Sûr que Prévert doit se retourner dans sa tombe et que la Barbara de la chanson ne se rappelle plus de rien car leur Brest a disparu, il n’est plus.

Mais pour moi aussi, il en est de même. La ville de mon enfance a presque disparue. Comme tant d’autres cités, elle a vécu d’autres mutations, l’arsenal qui n’en finit pas de s’éteindre, le tracé des rues métamorphosé par les travaux du Tramway.

Quand on est né dans une ville détruite où si peu de traces du passé émergent dans notre présent, comment construit-on ses racines ?

Comment rendre expressifs ces lieux bien trop familiers pour leur faire rendre leur façade, pour aller chercher derrière le devant ?

Car le présent n’est finalement qu’un décor de stuc et plâtre, factice et déroutant. La scénographie artificielle d’un scénario bien trop prévisible, le rythme monotone d’une dramaturgie bon marché.

Comment se désaxer dans notre quotidien ? Par l’errance peut-être…

Baladez-vous dans votre ville, laissez votre conscience gagner d’autres territoires, ceux de l’ennui et de la torpeur. Lentement, doucement, une autre réalité émerge, elle suinte des murs comme un passé qui ressurgit dans l’instant, dans le maintenant.

Au pied du bagne de Pontaniou aujourd’hui fermé, vous entendez les pas des taulards dans le chemin de promenade. Vous voyez leur marche comme une procession qui les mènera au port puis à Cayenne et ses îles de souffrance.

Le passé suinte des murs. Regardez les caves de vos maisons au salpêtre envahissant comme un témoignage, comme une ombre. Les murs transpirent, ils sont vivants, ils se libèrent de leurs toxines. Ils transpirent le passé comme la persistance d’un malaise.

Construire sa mémoire dans une ville reconstruite, c’est aller chercher les indices dans d’infimes traces, c’est devenir la loupe qui révèle, le pinceau qui nettoie.

Comment se créer une mémoire quand on est né dans une ville sans identité ? Comment retrouver la puissance d’un lieu que l’on habite et qui en même temps a disparu ?

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Ma mémoire, je me la suis construite par l’écoute…

Je me rappelle encore mon émerveillement à l’écoute de ce 45 tours que l’on devait passer en 33 tours, cette voix chaleureuse qui me racontait rien qu’à moi l’histoire de Robinson Crusoë ou encore celle de Pierre Tchernia et son Sinbad le marin.

L’océan m’attirait… Si loin, si proche…

Pourtant, je ne me rappelle plus la première fois où j’ai vu l’océan mais cela a-t-il un sens tant je me sens pleinement constitué de vent et de mer ? Ne voyez pas ici une métaphore poétique ou une élucubration incohérente.

Il suffit d’avoir traversé ces couloirs de vent que sont les rues de Brest pour comprendre le tribut que nous devons au vent. Même la pluie a le goût salé de l’Océan. On ne voit pas beaucoup la mer quand on vit à Brest mais on la sent, on la devine dans ces petits indices, ces mouettes et ces goélands, ces compagnons des marées.

Je me rappelle les mots de ma compagne qui me dit souvent qu’elle ne pourrait vivre dans des lieux aux horizons barrés. Comme je la comprends, tant nos horizons à nous sont pleins, ouverts et larges.

Je cherche l’océan partout où je me trouve…

Ne le sentez-vous pas dissimulé dans les vagues monumentales que forment les monts d’Auvergne, dans les prairies baignées de ce soleil d’automne dans ce coin paumé de Sologne, dans la brûlure des tournesols qui déclinent ?

Je ne me rappelle plus de la première fois où j’ai vu l’océan mais je sais qu’il est entré en moi, qu’il s’est infiltré en moi…

La vie n’est que quête vaine mais finalement ce qui importe, c’est l’acte de… C’est l’énergie que l’on apporte dans ces mouvements imperceptibles qui forgent ton passé, mon présent, leurs lendemains

Oublions la sérénité des instants pour nous diluer dans l’intensité.

Quand tout est calcul, quand on ne retient plus le sable entre ses doigts gourds, quand l’autre ne nous bouleverse plus, retournons à ces béances rassurantes

C’est étrange comme les perspectives peuvent être déplacées aisément, comme on perçoit les choses différemment.

Avez-vous déjà été au pied d’un pont avec la vie qui bruisse au-dessus de vous ?

Tout est mouvant, tout chavire dans l’étrange avant de sombrer dans l’inquiétude….

Vous croyez entendre d’autres voix dans la réverbération des échos lointains

Parfois, seulement parfois, retournons nous perdre dans le jaune du colza, sentons ces pas à nouveau légers, cette frénésie, cette ivresse sans joie…

Retournons à ces images, cet enfant qui court sur cette digue avec cette lente vague qui monte. Redevenons ce gosse qui fait des pas de deux entre vide et vertige comme un funambule sans grâce dans des hauteurs incertaines….

Retournons à ce frisson de ces pas sur ces pierres qui glissent, de cette soumission aux dangers qui guettent

Parfois nous aimerions revenir vers ces étendues sans horizon, ces claustrophobies des espaces ouverts, ces larmes face à l’océan, ces douleurs nécessaires pour enfin rencontrer Philémon et ses terres interlopes, sillons graniteux puis voies salées et ces pointes puis plus rien, le vide, le néant…. Mais il faut toujours mettre à distance le néant.

Je vois cet homme face à cette pointe, face à la mer, face à la mutitude

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C’est par la musique que je me suis forgé une mémoire. Nombre des souvenirs marquants de ma vie ont un lien ténu ou étroit avec la musique.

Ecouter, ce fut d’abord de l’ordre du sensitif pur, du sensuel.

Je me rappelle la rotation mécanique et monotone du Pick Up, je me rappelle la couleur rouge du couvercle que l’on soulevait cérémonieusement pour y poser un vinyle que l’on prenait délicatement entre ses doigts ou alors on subissait la colère de Maman.

Je me rappelle la pulsation, la vibration du tissu de l’enceinte sur la paume de ma main. La musique était un être vivant comme les arbres à qui je parlais sans qu’ils me répondent. La musique, elle, me parlait. Je ne comprenais pas toujours ce qu’elle me disait mais elle me parlait. Nous dialoguions elle et moi.

Je me rappelle ces dimanches matin, mes parents dans la chambre au fond du long couloir qui faisaient la grasse matinée. Je me rappelle du Beau Danube Bleu de Johan Strauss, ce qui fût mon premier choc musical.

Autre lieu, autre temps, la R12 verte de mes parents, l’autoradio crachotant…

Joe Dassin, Françoise Hardy, Brassens, Mort Schuman et son lac majeur.

Je me rappelle aussi de Brel et cette toute petite phrase qui à tous les coups me faisait pleurer

« Le petit chat est mort »

Je me rappelle cette impression qu’avec la vitesse de la voiture, le défilement des paysages allait au rythme de la musique.

Je me rappelle du ronronnement tranquille de la cassette dans l’autoradio, du rembobinage avec un crayon de la bande, de cette bande parfois capricieuse qui sortait de son compartiment de plastique.

Je me rappelle encore de cet oncle hippie me faisant écouter tel un professeur de bon goût la voix de Bowie, les riffs de Led Zeppelin…. Je me rappelle encore de cet oncle mort trop tôt, trop jeune…. Cet oncle qui comme beaucoup de gamins de sa génération avait traversé les continents, cet oncle qui me sortait des noms exotiques, Los Angeles, Katmandou… Cet oncle qui me disait avec vénération et du brillant dans les yeux avoir eu la chance de voir Jim Morrison en concert aux States… Ce nom était pour moi quelque part aussi exotique que des villes indiennes… Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris….

Je me rappelle encore de cet oncle mort trop tôt, trop vite consumé….

Je me rappelle sa voix douce qui me dit :

« Greg, tiens je vais te faire écouter un bel album que j’ai acheté à San Francisco… Cela s’appelle « Frisco Mabel Joy » et le monsieur c’est Mickey Newbury, c’est un grand bonhomme qui a écrit de très belles chansons … Même le King l’a repris… »

Je me rappelle ses mains qui saisissent le vinyle, la galette noire que l’on pose sur la platine, le craquement du disque qui d’un coup occupe l’espace et les premières notes de guitare….

Je me rappelle mon oncle qui me tend cette pochette verte avec un monsieur en gros plan au centre et la typographie qui me fait penser aux westerns que j’aime tant à cette période….

D’ailleurs, dans ces années-là, quand je regarde un western qu’il soit du maître John Ford ou de simple tacherons, souvent l’intrigue m’importe peu, je suis envahi par la musique, ces ritournelles de coin du feu, ces nostalgies sonores de Dimitri Tiomkin ou de Jeff Alexander dans Fort Bravo….

C’est vers ces territoires là que me transporte Mickey Newbury… Bien entendu en ces heures, je n’entendais rien aux paroles ni à savoir ce qu’était la Country….

Je sais juste que ce moment-là est un moment constitutif… Sans cet instant silencieux à écouter la voix du vieil américain triste, je ne serai peut-être pas là à étaler ma culture et mes marasmes au-devant de vous…

Je ne savais pas non plus ce qu’était un album concept mais confusément je sentais bien qu’on me contait là une histoire, une ville, une multitude vivante, un ailleurs ensoleillé et ombreux à la fois….

Je me rappelle le regard de mon oncle qui s’égare dans l’écoute de ces titres, je me rappelle sa main qui palpe le vide dans un geste lent et gracieux… Pour moi, cette musique, ce sera toujours des mains qui volent dans les airs…. Je me rappelle deux ans plus tard quand on m’annonça le décès de cet oncle à 24 ans, cet anonyme qui un jour, dans cette chambre, me fit écouter ces notes-là…. Deux jours plus tard, dans l’église en larmes, son cercueil face à nous, un vieux prêtre qui récitait son boniment hâbleur, des tremblements dans les corps, des gens qui sortent et d’un coup, la musique de Mickey Newbury qui s’élève dans la nef, « An American Trilogy » et la voix de ce frère ainé, de Mickey….

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Je me souviens de ma ville, une errance comme un Kerouac halluciné en quête de ses origines bretonnes dans une dérive sans rêves. Comme de ce cortège royal asiatique en d’autres temps, comme les évasions d’un Vidocq, comme les boulets des bagnards qu’on traînait de Pontaniou jusqu’aux navires qui les mèneraient jusqu’aux îles du diable et du levant, comme ces fumeries d’opium rue de Saint-Malo, comme la Tour Tanguy qui fait la pute avec les michetons de la Naval le long du pont de Recou… Comme l’arsouille et ses ouvriers qui retournent à la carré…

Je me rappelle de nos géographies confuses, de nos petits points sur des globes vides

Avez-vous déjà pris ces petites ruelles accueillantes par jour de plein soleil dans ces petits villages italiens alors que tout le monde est à la sieste ? Avez-vous déjà entendu le chant de cette fanfare que vous ne voyez jamais, qui à chaque pas semble encore vous échapper ? Cette fanfare de bric et de broc, cette fanfare sans joie, cette fanfare triste qui convoque l’hiver et la mort avec son meneur discret aux faux airs de Nino Rota

Puis vient le temps des hautes cimes, des grandes peurs dans les montagnes, des frissons latents et toujours présents, des meurtrissures toujours plus fortes…

Pourtant, l’océan, lui, est toujours là en contre-bas comme une promesse, comme une attente.

Comment traduire le silence ? Comment le rendre palpable ? Comment faire de l’immatériel une note, des notes ? Comment conjurer l’absurde ? Comment vomir les sarcasmes bileux ? Comment taire le silence ?

Plus nos pas nous mènent, plus le décor se fait économe et évanescent, comme des espoirs inquiétants de disparition.

Plus nous avançons, plus nous pressentons que tout cela se finira dans les points de suspension, dans les parenthèses, dans ces riens au sens confus

Vous avez déjà vu ce vieux peintre dans le jardin tout à côté, cette peinture sans brillance, sans ferveur. Ce vieux peintre, dans la prairie qui fait de ces paysages des papiers peints qui nous attendront au pied de l’escalier de la maison endormie car les peintures vivent sans nous et grandissent sans nous… ?

Vous avez déjà cherché des formes dans les nuages au-dessus de votre tête, allongé dans cette herbe verte et chaude qui grouille de vie.

Vous avez déjà imaginé les saisons qui se succèderont après que vous ne soyez plus là, ces feuilles roussies qui meurent en paillasses, ces arbres creux que plus un seul vent ne vient remplir, ce ciel sans envie.

Voyez-vous ce cortège qui accompagne les funérailles de notre soleil, ces visages anguleux et fermés qui plient l’échine, le cliquetis des roues des chariots, l’apathie des arbres, l’anesthésie du vent, la lourdeur des pierres qui s’effritent, l’arythmie des vagues, l’immobilité des pas sans empreinte dans le sable…

Puis le silence.

Nous sommes parmi ces maîtres fous, nous sommes de cette foule, de ce nombre funèbre à creuser inlassablement nos sillons.

Dans la pierre, nous déchiffrons cette épitaphe :

« Et maintenant nous ne sommes que souvenir mais bientôt, sûrement, à nouveau nous nous élèverons, nous serons partout… »


Greg Bod


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