Chronique – Les objets – L’intégrale.

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Artwork Pascal Blua


Aujourd’hui encore j’accorderais bien plus facilement ma confiance à un inconnu dont les yeux se mettraient à pétiller à l’évocation de Watashi Wa et le bassin à frétiller sur les premières notes de Maudits, qu’à un membre de ma famille qui jetterait un regard dédaigneux ou compatissant sur le livret à la lecture des paroles de La saison des mouche.

Dans les terres d’Écosse, Sarah, L’histoire d’un couple, … le tracklisting de La normalité, premier album des Objets est saisissant de beauté pop et d’efficacité épidermique. Mais bien plus qu’une imparable collection de chansons réussies, parfaites pour certaines, bien plus qu’un disque pop élégant et racé chanté en français à l’époque où mes oreilles penchaient du côté de Manchester ou de Hull, ce disque est un totem, un phare. Ils ne sont finalement pas si nombreux les albums qui s’installent immédiatement dans votre vie comme s’ils avaient toujours été à vos côtés, les soirs de moins bien, les nuits sans sommeil, les jours trop longs, les jours trop courts, bande-son de virées automnales sur la côte, de soirées à refaire le monde, de tentatives de drague maladroites.



Oui, La normalité est bien plus que cela. C’est un signe de reconnaissance, une marque d’appartenance à une famille secrète, une famille qui transcende les gènes et l’hérédité. Tel l’auriculaire des envahisseurs ou le salut maçonnique, ces morceaux que l’on cite, chante, passe en boucle lors d’une soirée sont de véritables talismans. Les liens du son. Plus fiable que la biométrie, un test ADN ou le détecteur de mensonge le plus perfectionné de la NSA. Un type capable de fredonner La normalité dès les premières notes, un type qui connaît par cœur L’hiver est là, un type capable de reconnaître Gabrielle Lazure, alors ce type là est nécessairement fiable. Et il fait forcément partie de ma famille.

Bien sur il y a la musique, l’ombre des géniaux Monochrome Set, les mélodies catchy, les guitares qui allument des étincelles et des feux follets dans la tête, cette association improbable d’un son peu (pas encore ?) entendu en France à l’époque et de paroles faussement candides, ce regard en coin, cette vision bittersweet de la vie, annonciatrice de la grande désillusion qui suivit en cette fin de ce siècle et règne encore 25 ans après. Porté par la voix chaude et complice de Jérôme Rousseaux aka Ignatus, évidente comme celle de l’un de ces compagnons de virée nocturne et les guitares diaboliques d’Oliver Libaux, ce premier album sera pour beaucoup d’entre nous une vraie déflagration. A l’image de La Notte ou du Pop Satori de Daho, du Tramway de Chelsea, du Voilà les anges de Gamine, du premier Dominique Dalcan ou un peu plus tard de celui de Jean-François Coen, La normalité rejoint immédiatement le panthéon de ces disques intimes et irremplaçables. Une place à part dans une discothèque pourtant garnie d’or et de platine, de mythes et de présumés génies.

Ces disques ont en commun ce supplément d’âme qui parle à la votre. Ils vous font sentir moins seuls. La certitude qu’il existe ailleurs quelqu’un d’autre qui ressent la même chose au même moment. Bien plus donc qu’une imparable collection de tubes pop venus de nulle part au début des années 90. Une forme d’a-normalité intemporelle. Un truc à la marge qui pourrait ressembler à une blague potache s’il n’était aussi impeccablement réussi musicalement. Ce mélange de spleen, d’autodépréciation, de dérision, de nonsense et de panache, d’envie d’en découdre encore. Ombres et lumières.

Deux ou trois ans après arrive Qui est qui ?, disque annonciateur de la fin, la queue d’une comète pas prête de repasser sur terre. De toute façon il ne fait pas toujours bon vieillir quand on touche la grâce du premier coup. Alors, présentant peut-être l’issue fatale, les deux compères, tout en soignant comme jamais leurs compositions éclatantes et précises, se font plus audacieux, prennent des risques, l’ambiance se fait plus grise, plus pénétrante, ça sent la fin du parcours, le lien défait. Musique de fin de soirée, de fin de saison. Un disque qui s’apprivoise. Plein de merveilles sobres et raffinées comme le sublime Ma vertu, Ces mots là, Les journées d’automne, … Du cristal rare et délicat. Fragile et lumineux. Ou comment partir en beauté. Baroud d’honneur. Seppuku pop.

Pour ceux qui ne les ont pas, ou plus, la sortie de cette intégrale est salutaire. Car ces disques doux sont aussi de formidables espaces où stocker la mémoire ancienne. Des repères chronologiques. Des bornes. Des étapes. Des points de passage. Des instantanés de tant d’heures évanouies. Priceless comme ils disent de l’autre côté.

Hiver 91.

Un appartement parisien. Le triptyque parquet-moulures-cheminée. Quelque part dans le XVème. La fenêtre du salon est ouverte malgré le froid et la nuit. A défaut de vaisselle à briser, des cris et des illusions volent dans l’air enfumé. L’histoire d’un couple. Un sac de voyage avachi à la main. Plein de disques attrapés au vol. Par terre les restes de ces quelques années et d’autres disques. Trop loin. La porte claque. Dans le métro l’inventaire est rapide mais le constat douloureux. Il en manque deux : La normalité et 1978-1990, The Go-Betweens.

Pas question d’y retourner.

Sa violence.

Elle qui n’en n’avait rien à foutre de la musique.

Ironique.

La normalité.


© Matthieu Dufour


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