Chronique – Senga – La Féline (single).

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Et si La Féline n’avait pas vraiment dit adieu à la petite Agnès posée sur son rocher ? Et si Agnès Gayraud avait seulement cru quitter l’enfance comme on se persuade que l’on est bien passé à autre chose, que l’on ne nous y reprendra plus ? Et si elle avait seulement fait semblant pour mieux jouer au chat avec nos petits cœurs fragiles de rongeurs apeurés ? Pas par calcul, cette fille ne triche pas, mais par jeu, pas pour nous duper non, mais pour mieux nous semer dans la forêt de nos grandes espérances, retarder un peu le moment où les masques tomberont pour de bon, repousser l’instant de la mise à nu ultime, oublier les métaphores, les comptines et autres paraboles pour ne faire plus qu’un avec soi-même, enfin délesté des croyances et autres valises trimballées depuis toutes ces années.

On peut légitiment se poser la question à l’écoute de Senga, hymne électro-tribal envoutant, ritournelle aux accents des grandes plaines, des forêts profondes ou des montagnes haut perchées, une chanson comme une danse des éléments enfin réapparus et réunis, une supplique au ciel, un nouvel évangile. Oui, on peut se demander quand à la manière d’un enfant qui n’arrive pas à s’endormir, elle se pare d’une peau de loup, et va parcourir les bois à la recherche de baies, apprivoisant les bêtes sauvages et parlant avec les esprits. Fantasme ou au contraire retour sur terre. Retour en terre. Alors qui est Senga ? Avatar d’une déesse descendue sur terre pour rencontrer les mortels ? Pocahontas revue par Tarentino ? Chacun puisera dans ses propres mythologies, chacun convoquera les esprits des défunts, chacun tentera de remonter le cours de sa propre existence, en fermant doucement les yeux, comme on se raconte une histoire dont on sera le héros, une histoire qui nous fera oublier quelques instants la dureté d’un monde moderne qui fonce à toute allure dans un mur. Ne pas quitter l’enfance. Certains y verront l’incarnation d’une mystérieuse guerrière mongole gommée du tableau par une main masculine incrédule, d’autres y reconnaitront l’héroïne d’un manga historique, ou encore la glorieuse épouse d’un chef indien qui fera tout pour que son peuple s’en sorte avec les honneurs et le respect des ancêtres.

Peu importe. La Féline nous régale une fois encore avec sa qualité d’écriture, sa finesse, sa façon unique de nous conter ses miniatures en technicolor, de nous embarquer dans son théâtre des ombres exotique, elle incarne ses mots avec un naturel renversant, quels que soient ces mots, des mots qu’elle scande toujours avec cette retenue si singulière, cette diction sensuelle, remplie d’ellipses et d’absences, si pleine de promesses. Ces deux nouveaux titres confirment que La Féline est de la race de ces chercheurs d’or mélodique (à l’instar d’un Dominique A dont elle a récemment repris La Peau, avec cran et panache) qui ne se contentent pas de creuser le même filon, de vider la même veine jusqu’à son tarissement. Puisqu’aujourd’hui la musique ne rapporte plus rien, que les disques ne se vendent plus, pendant que certains font le pari de coller à une hype déjà dépassée (moderne c’est déjà vieux n’est-ce pas ?), d’autres se disent que foutu pour foutu autant aller au bout de ses envies et mettre son cœur et ses tripes dans ses chansons comme s’il ne devait plus y en avoir d’autres. Avec le sublime Trophées, on retrouve en face B quelques accents de douceur électr(on)isée qui faisaient déjà des ravages sur Adieu l’enfance. Avec son complice Mondkopf elle tisse une toile sensuelle, diabolique (« le monde est une bête que je peux imiter »), dans laquelle comme une redoutable mante païenne, elle peut saigner ses proies en toute impunité et accrocher ses prises de guerre (« va crever en enfer je t’y retrouverai »). Et une fois encore elle touche de la voix et des doigts la grâce, laissant notre peau tremblante et notre cœur battu. L’art d’habiller la sincérité et l’émotion sans feinte de couleurs aux mille nuances.

Alors c’est peut-être beaucoup plus simple finalement. Peut-être que Senga est tout simplement Agnès, enfin son anagramme, son double, son incarnation bien réelle, femme et chanteuse, philosophe et rêveuse, amoureuse et amazone 3.0, une aventurière bien ancrée dans son époque, qui sait dompter une guitare pour la faire ronronner comme un chat sous ses doigts agiles, une guerrière pop-moderne, post-défaite, qui sait parler à nos cœurs comme à notre tête, qui sait déjouer les pièges nombreux d’une industrie dévastée ou tomber dedans avec lucidité, une héroïne décidée coûte que coûte à poursuivre sa quête, malgré les coups et les brûlures, les déceptions, capable de saisir au vol la moindre bouffée de bonheur à portée de main, de monter sur scène avec une voix abimée et de ravir l’âme des simples mortels que nous sommes.

Si c’est le cas, alors Agnès a bien dit adieu à une certaine enfance.

Mais il est écrit nulle part que l’on n’a plus pour autant le droit de continuer à (se) raconter des histoires.

Elle, vous, nous.

Toi et moi.


© Matthieu Dufour


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