Escalier C : le regard de l’enfant (by Jean Thooris).
Certains films dits mineurs, avec le recul, saisissent le parfum d’une époque, en disent parfois bien plus sur une décennie écoulée que les traités sociologiques autoproclamés. Par inadvertance, par un regard honnête posé sur une caste d’individus qui, au moment de leurs conceptualisations, refusaient justement d’appartenir aux tendances.
Film hier sympathique, un peu trop lisse pour convaincre avec certitude, Escalier C, aujourd’hui, résume parfaitement nos souvenirs des années 80. Il ne s’agit évidemment pas de placer Jean-Charles Tacchella au même niveau que Rivette et Rohmer, mais tout de même : fondateur du ciné-club Objectif 49 (avec Astruc, Doniol-Valcroze, Kast, Mauriac et Clément) ; rédacteur pour L’Ecran français ; cinéaste ayant fait joué Marie-France Pisier, Bernard Giraudeau, Lanoux, Carmet, Marie-Christine Barrault… Durant ces années 80 très marquées par une dureté cinéphile, Tacchella eut le malheur de tourner des films à la fois auteuristes et populaires, commerciaux mais pas trop, personnels mais en filigrane (comme Sautet, honni à l’époque, largement réhabilité depuis).
À mon sens, le film français le plus représentatif des années 80, le plus en phase avec l’époque (tout en visant à l’intemporalité), reste Les Nuits de la Pleine Lune de Rohmer (Elli & Jacno, Pascale Ogier, L’Incal, Virginie Thévenet). Un film ample, un film-monde, qui partait de dilemmes universels (la cohabitation amoureuse, l’amitié platonique, l’indécision sentimentale) pour saisir, sans doute inconsciemment, quelque chose de la France d’alors.
Inversement, Escalier C, d’où peut-être son aspect « sympathique gentillet » au moment de sa diffusion en 85, effectue un trajet opposé à celui de Rohmer : un panel sociologique (les habitants d’un immeuble) y est décrit tel un possible compte-rendu des mentalités, des affects amoureux, propres aux 80’s. Pour cause : dans cet immeuble, on y trouve le chômeur bougon (Jean-Pierre Bacri, déjà en parodie de lui-même), la divorcée avec un enfant à charge, le couple qui se chamaille, l’homosexuel artiste (Bonnaffé, subtil et poignant), et puis le critique d’art imbu et hautain (Forster Laffont, nous allons y revenir).
Sauf que Tacchella échappe aux stéréotypes. Parce que la mise en scène s’organise autour de rencontres, de bifurcations, d’innombrables montées et descentes dans les escaliers (lieux d’observations, d’amitiés comme de violents clash). Il organise une chorale dont chaque participant ne peut exister l’un sans l’autre, presque par dépit (Forster insulte l’attachée de presse Florence, mais revient ensuite vers elle afin d’exposer les œuvres du peintre Conrad ; le couple passe ses journées à se quitter, pour se retrouver le soir même ; Bruno/Bacri se brouille avec Forster, le temps d’une journée ou deux avant une réconciliation naturelle, sans excuse nécessaire).
Cette ronde des personnages est parfaitement rendue par le soin accordé aux seconds plans. Il est très rare que les protagonistes évoluent en solitaire dans le cadre (sinon pour exprimer leur désarrois, leurs questionnements). Dans Escalier C, il y a toujours un fourmillement dans le plan, une agitation nichée au creux de l’action principale. La vie existe bien au-delà de ce que filme Tacchella. Cela se voit, cela donne une belle ampleur à cette étude basée sur un microcosme : lorsque Forster déambule dans les galeries d’art, derrière lui les gens frétillent, discutent, possèdent une vie propre ; on n’entend guère leurs conversations mais on comprend que d’autres histoires, d’autres problématiques, se résolvent derrière celles régissant le quotidien de l’escalier C. Tacchella possède un regard intègre, curieux et modeste : il s’intéresse à quatre ou cinq personnages, mais prend néanmoins soin de laisser fuser la vie dans les à-côtés (le peintre Conrad, l’ironique Fiona Gelin, le père de Forster joué avec une stupéfiante décontraction aristocratique par Claude Rich).
Escalier C est un beau film humble : il transforme en opéra les va-et-vient des locataires (car tout n’est que musique dans l’immeuble : il faut par exemple reconnaître Debussy pour accéder au repas mensuel) sans ne jamais lésiner des personnages qui ne détiennent certes pas le premier rôle mais comptent tout autant, sinon plus, que Forster, Bruno ou Florence…
Du coup, en quoi Escalier C représente-il un sentiment, une ambiance, qu’importe, sur les années quatre-vingt ? Forster Laffont, bien sûr ! Probablement en connivence avec Robin Renucci (grand acteur), Tacchella invente une icône, un monstre de personnage, une figure culte : chroniqueur expert en peinture, Forster ne fait aucune différence entre l’amitié et les relations professionnelles, entre l’intime et le public. Il ne s’exprime que par : misogynie, ironie hautaine, pics cassants, jeux verbaux (souvent vachards) qu’il domine à la perfection. Forster n’aime personne, mais tout le monde l’aime. Pourquoi ? Car il est évident que ce jeune homme (mixte entre l’Etienne Daho période La Notte La Notte et un rédacteur de Starfix) se protège derrière l’assurance prétentieuse, la verve destructrice. Pour cacher quoi ? Tacchella lance des hypothèses : un père diplomate, l’absence maternelle, l’indécision sexuelle (Forster s’amuse des femmes, il les tombe, mais redevient penaud face à la fragilité de Claude/Bonnaffé). Pour autant, Forster, à l’écran, reste éminemment sympathique. D’une part car Renucci trouve la parfaite liaison entre façades méchantes et blessures secrètes, protection de soi et vantardises exagérées. Ensuite car Tacchella le regarde avec beaucoup de tendresse, dans un axe chabrolien qui consiste à aimer la pire des crapules.
Logiquement, Escalier C raconte le passage de la colère à la bonté : comment Forster va-t-il briser sa carapace et reprendre goût au monde ? Tacchella organise l’apprentissage selon deux trajectoires. La première verra Forster partir à Jérusalem afin de disperser les cendres d’une voisine décédée dont-il se contrefoutait auparavant (axe explicite, un brin ficelle, qui casse le réalisme de l’escalier C – c’est l’aspect trop « message » du film).
La deuxième, entièrement fondée sur l’art, ne tient qu’en une réplique de Forster, une réplique opposant Jérôme Bosch à Auguste Renoir : « La vraie nature humaine c’est Jérôme Bosch, un art d’entomologiste », avant d’ajouter, à propos de Renoir, « cette vie qui s’exhibe, ça me laisse froid ». In fine, Forster, sous l’influence de Conrad, versera une larme face à La Petite Fille à L’arrosoir. Le tableau agit également tel un contrepoint artistique à la petite fille de la nouvelle voisine, celle-ci, pour une raison étrange, ayant décidé que Forster était son « papa » – Forster refuse bien sûr d’endosser ce rôle. Le retour à l’existence, à la possibilité d’aimer l’autre (et, implicitement, à l’inévitable devenir père) n’est ici envisageable que dans la jonction entre une émotion artistique (Renoir) et un geste anodin exécuté avec naturel (prendre la petite fille de la voisine sur ses épaules) : l’art et la vie s’assemblent enfin.
Escalier C, avec le poids des ans, est un film qui ressemble à un manifeste en faveur de choses simples : la tendresse exprimée par une enfant, un tableau classique, des sentiments amoureux qui échappent à la raison. Tacchella, en creux, critiquait le cynisme égocentrique des 80’s : contre l’assurance du « moi je », il opposait le petit bonheur procuré par la banalité quotidienne, la douceur éphémère de l’air du temps.
© Jean Thooris