Twin Peaks – Saison 3 (by Jean Thooris).

Twin Peaks S3


In Twin Peaks, everything is fine

Au moment d’écrire ces lignes, nous n’en sommes qu’au septième épisode de Twin Peaks saison 3 (qui en comprend donc 18). Mais déjà, une évidence : lorsque David Lynch revient en pleine possession de ses moyens, c’est-à-dire dans une formule temporelle illimitée et un gage de liberté jusqu’au-boutiste, la concurrence peut s’allonger. Cela se disait ou se remarquait moins depuis dix ans ; et pourtant : Lynch, aujourd’hui toujours (voire plus), est un cinéaste largement supérieur à tous ses contemporains.

La troisième saison de Twin Peaks est à prendre tel un long métrage d’environ seize heures. Il y a donc une cassure avec les schémas habituels de la série américaine. Pas de bref résumé à chaque début d’épisode, aucune volonté de maintenir un suspense qui tiendrait en un simple pitch, impossibilité de se focaliser sur un personnage principal puisque les intrigues fourmillent en actions secondaires (qui pourraient s’avérer premières)… À la place, une musique bien connue, un générique trompeur, puis une descente vers le noir, le sous-sol, l’envers des attentes.

Mais la haute beauté de Twin Peaks S3, et sa principale différenciation avec les meilleures séries américaines des dernières années, ne tient qu’à un facteur logique : la mise en scène. Car de Lost à Stranger Things, de Fringe à House of Cards, le téléspectateur est happé par une histoire, une intrigue, de bons acteurs, rarement par un regard, une vision. Or, chez Lynch, le plan, sa durée, sa sonorité, son espace, sa zone d’inconnu, voilà qui hypnotise et fascine. Chaque image de cette troisième saison est chargée en affects, en tension, en mystères, en pures émotions. Le plan lynchien ne doit rien au renouveau des séries US, il se rattache bien plus aux Straub ou à Godard.

Et si nous considérons Twin Peaks S3 tel un film, il y a une immense satisfaction à retrouver des préceptes cinéphiles que les « grands auteurs » actuels lésinent : le refus du message coup de poing, l’idée de ne pas emprisonner le spectateur / auditeur dans un parcours ostentatoire, l’absence du moindre regard méprisant, laisser le circuit filmique grand ouvert au lieu de le cloisonner dans une critique sociale en forme de jugement moral.

Oublions le cinéma américain (définitivement mort – à un Coen ou un Spielberg près) pour différencier Twin Peaks S3 du prestige européen actuel (Haneke, Nemes, Lanthimos).

Constat : les Européens utilisent leurs mises en scène à des fins biologiques ou bassement théoriques (un plan = une idée, et celle-ci s’offre sans aucun subterfuge). Cinéma-prison, cinéma-forceps. Il est définitivement loin le temps des Wenders, Herzog, Zulawski ou même Bergman et Antonioni : aujourd’hui, en Europe, la primauté du sujet (souvent abject et moralisateur) ne permet plus à la mise en scène de se déployer, de vivre loin de son script. Le spectateur n’est plus invité aux fantasmes ou aux rêves, il est harnaché à un point de vue, aussi coupable que les personnages filmés. Certains cinéastes, en ce moment, nous donnent effectivement l’impression que le spectateur est un salaud (peu importe son milieu social, sa culture ou sa philosophie – le cinéma ressemble au film que devait subir Alex dans Orange Mécanique).

Lynch, lui, croit au cinéma, à la force de l’imagination. Twin Peaks S3 ne veut peut-être rien dire ? Et alors ? Rappelons que la critique théorique vient de l’émotion ressentie, et non l’inverse. Comme Wenders, Zulawski ou Herzog hier, Lynch ne part jamais d’un grand sujet, mais d’une anecdote, d’une banalité, d’une chose commune. S’identifier à un homme perdu dans une forêt, à une épouse inquiète, à un streamer farfelu… Grand changement : le principe de culpabilité que nous inflige Haneke ou Nemes se transforme ici en reconnaissances naturelles, donc en de multiples questionnements logiques, humains.

Oui : à l’heure où le « cinéma d’auteur » (du moins, ce qu’il en reste) ne croit qu’en la primauté du « grand sujet » (avec magouilles et manipulations), le retour de David Lynch rafraîchit l’esprit et lave nos regards. Qu’il est bon de se sentir à nouveau vierge face à un film / série ! Cette sensation commençait à douloureusement nous manquer (il faut remonter à… Eyes Wide Shut ?).


© Jean Thooris


 

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