Février 1985 : L’Amour braque – Andrzej Zulawski (by Jean Thooris).
Fin 84 et début 85, le meilleur du cinéma s’affirme tributaire d’un héritage, sinon d’une filiation. Il ne s’agit pas de tuer le père mais de vivre à ses côtés, de pleinement l’ingérer : Antonioni chez Wenders (Paris, Texas), Ozu chez Jarmusch (Stranger Than Paradise), Tarkovski pour Lars von Trier (Element of Crime), Murnau pour Coppola (Rumble Fish)… En ressort, malgré tout, cette idée que tout a déjà été fait. Pas question cependant de violenter les grands maîtres, encore moins de filmer comme s’ils n’existaient pas (d’où « le maniérisme des années 80 »). Wenders, Jarmusch et von Trier (mais aussi Carax) incorporent le référent, puisqu’ils ne peuvent passer outre, et rendent compte d’une modernité leur étant propre : l’Europe en crise (Element of Crime), l’Amérique-gadget selon le point de vue étranger (Stranger), le mouvement des « nouvelles images » (Coppola), la tentative chez Wenders de lier la figure parentale (le classicisme hollywoodien) à celle de sa descendance théorique (Daney). Un cinéma qui croit encore en la possibilité d’un pacte entre passé et présent, qui refuse certes le mortuaire mais s’affirme dépendant.
Cette dépendance dont Godard et Duras n’avaient que faire : Je vous salue, Marie et Les Enfants contournent la question du maniérisme pour refuser le repère (re-père ?) cinéphile (pas trop le genre de la maison, du reste), et reviennent vers la peinture, la littérature, quand ce n’est pas l’origine du monde. Pour se renouveler, l’image « mouvementée » (plutôt que le cinéma) se doit d’ignorer ses antécédents filmiques, elle doit se confronter aux arts anciens. Territoire vierge, également arpenté par Straub-Huillet, qui, en ce début 85, permet à Godard et Duras (un peu Varda, aussi) de réfuter la thèse du respect. Le cinéma est ici cocufié, ramené à ce qu’il n’est pas ou n’a jamais su être : une peinture vivante, un langage oral qui détermine la mise en scène, une sonorité qui se voit.
Zulawski, avec L’Amour braque, tels Godard et Duras, n’a aucun père à tuer. Il est depuis toujours un cinéaste orphelin ayant eu, très tôt, la lucidité de couper le cordon avec l’instituteur Wajda. Zulawski, cette fois inversement à Godard et Duras, ne veut pas confronter le cinéma ou bien au théâtre, ou bien à la musique, ou bien à la littérature, mais, dans ce film-ci, à tous les arts du monde. L’Amour braque, pour l’auteur polonais expatrié en France, doit représenter le cinéma dans une globalité totale, absolue, au présent.
Comment faire un film vierge, c’est-à-dire n’offrant aux spectateurs aucun repère fiable tout en lui garantissant une ouverture des possibles ? Comment façonner une œuvre unique qui converserait avec l’année 85 en amalgamant, geste fou, à peu près toutes les grandes questions, toutes les principales thématiques des cent dernières années ? Un film-somme, donc.
Le geste n’a rien de prétentieux car il découle d’une nécessité zulawskienne qui voudrait pousser plus loin son regard français. Les deux premiers films français du cinéaste (L’Important c’est d’aimer puis La Femme publique) furent de gros succès en salle – en dépit ou grâce à leurs scandales. Ces deux films, authentiquement parfaits, n’en restaient pas moins des œuvres de commande. Pour la première (et dernière) fois en France, l’auteur de Possession, avec L’Amour braque, détient carte blanche. Alain Sarde lui fait confiance (il le regrettera, jusqu’aux embrouilles par voie de presse). Zulawski se lance alors dans un film qui ne peut pas être.
J’écrivais plus haut que Zulawski n’avait aucun père à tuer. Probablement car son premier film polonais (La Troisième partie de la nuit, en 71) était un hommage à son père durant la Seconde Guerre mondiale, une façon pour lui de se débarrasser de l’angle autobiographique pour ensuite questionner l’universel. Mais s’il y a une figure démiurge, non plus paternelle, qui travaillait Zulawski depuis longtemps, c’était Dostoïevski. Déjà présent dans La Femme publique (Huster / Kessling y tournait une adaptation « d’époque » des Possédés), l’auteur russe agissait sur Zulawski à la façon d’une montagne inattaquable, donc risquée, donc jouable (à l’instar d’un autre cinéaste polonais, Jerzy Skolimowski, Zulawski aimait miser gros sur la table, sans trop savoir où le résultat l’entrainerait).
Parce qu’il se pense dès l’origine comme le film-tout, le film-monde de son auteur, L’Amour braque, avec logique, prend source dans une peur zulawskienne : fusionner, si cela est possible, l’univers de Dostoïevski avec celui d’Andrzej. Contrairement aux apparences, la verve zulawskienne refuse l’ambition olympique puisque le cinéaste, comme il s’en expliqua à de nombreuses reprises, choisit d’adapter L’Idiot car, selon lui, le livre possédait des manques, des faiblesses. Il était donc possible d’y trouver puis d’y façonner « sa propre marmite » – on pense à Kubrick qui jetait son dévolu sur des livres mineurs.
Cocufier le cinéma, ou bien faire un enfant dans le dos d’un producteur qui attendait un cousin propre (du Tavernier, par exemple), ne consiste guère, pour Zulawski, à reproduire une variation « homme / femme / amant » dans un contexte similaire à celui de L’important c’est d’aimer ou de La Femme publique. Ces derniers, malgré la violence du propos, se rangeaient dans la catégorie des « films sur le cinéma » (genre noble, qui faisait passer la pilule). L’Amour braque, lui, est un film de rues, dans la rue, avec des personnages qui ne peuvent exister en cette année 85 : le voyou aristocrate, le Prince clochard, la prostituée également maîtresse de maison. Ce ne sont que des figures intemporelles, jamais des motifs à identification. Comme si Zulawski avait offert un voyage spatio-temporel aux actants de L’Idiot : directement de 1898 à 1985, mais sans que cela ne bouleverse ni les motivations de Mychkine / Rogojine / Filippovna ni même de la France sociale des années 80. Le film se situerait au point de symétrie entre deux siècles différents, entre deux façons de convoiter et de s’exprimer, et chercherait ainsi à visualiser une réalité qui mordille sur les bords. En mathématique, une symétrie n’est qu’un même à l’envers. Sauf que chez Zulawski, la reproduction du même admet une troisième voie, un duplicata ni bon ni mauvais, une entité unique.
Là où ça mordille dans L’Amour braque, c’est dans l’imperfection de la symétrie. Mychkine, Rogojine et Nastassia (rebaptisés Léon, Mickey et Marie) détiennent des valeurs et des principes n’ayant strictement rien à voir avec le Paris 85. Et pourtant, la faune des « grands et des petits couteaux », en plus de parler un langage identique, en font des stars, des princes et des princesses. L’Amour braque filme un réel si loin si proche, une alternative qui ressemble de très près à l’époque (le star system, le pouvoir, les gangs, le fric et la parure) et y adjoint une aristocratie d’un autre temps. Pour Zulawski, c’est une bonne façon de montrer le beau dans ce qu’il a de plus hideux, et le laid dans ce qu’il contient de plus noble.
Ça mordille encore dans le casting. À l’envers, sans angle droit : Sophie Marceau à la place d’Adjani, Tchéky Karyo plutôt que Depardieu, et Huster qui oublie enfin son passif de jeune premier. Un casting qui est aussi un négatif de ce que Zulawski ne voulait pas faire : le « chouette » film de prestige facile d’accès, agréablement cultivé, ouvrage de vieux pour public de vieux.
Zulawski l’emmerdeur ? Le pourfendeur ? Si l’on reste sur l’hypothèse que L’Amour braque est une symétrie déviée de L’Idiot, un point (A’ ?) donne cohérence à ce que Michel Chion, dans Les Cahiers du cinéma, assimilait à « du n’importe quoi » (ce n’était pas péjoratif de sa part puisqu’il comparait le film à de l’« action painting ») : les personnages se comportent comme des enfants, ils s’amusent, ils jouent, ils se draguent en ados immatures, ils se produisent au théâtre (La Mouette de Tchekhov). D’où la jeunesse du casting : Marceau n’a pas la tension féminine qu’aurait donnée Adjani au rôle (il y avait inversement la découverte, plan après plan, d’une enfant devenir femme), Karyo n’était pas spécialement attendu (après Rohmer) dans le registre du burlesque extraverti, et Huster (seul adulte confirmé) atteint un stade de régression qui en fait le témoin privilégié du récit (une zone neutre, invisible parfois).
Comme le Valmont de Forman montrait des ados jouant Laclos, L’Amour braque, pour Zulawski, c’est la jeunesse qui s’empare de Dostoïevski. Le film d’Andrzej y trouve le point de repère, cet axe lui permettant de n’en faire ensuite qu’à sa tête tout en dévergondant le public face à l’éclate de jeunes gens passant du bon temps.
Inversement à Wenders (très vite vieux con), Zulawski n’a jamais filmé en ayant conscience d’un respect, d’un dû envers ses ainés. Également à l’opposé de Godard (les deux cinéastes se confrontaient sous un angle politique plutôt que filmique), pour Zulawski le cinéma méritait un tel égard qu’il ne fallait réfléchir que sur lui et lui seul – chez Andrzej, références picturales ou musicales ne cherchaient qu’à booster les options de mise en scène. L’Amour braque est donc un film qui s’extrait volontairement de l’histoire du cinéma : si Bergman planait encore sur La Femme publique (le « Dieu-araignée »), ce nouveau film refuse la moindre inscription dans un genre cinématographique délimité (donc limité) : polar, romance, comédie, érotisme, théâtre, vaudeville, action, contemplation, burlesque, idiotie, Œdipe, marivaudage… Le film-total, dans l’œil de Zulawski, est un périlleux exercice d’équilibrisme, la jonction entre divers éléments qui ne pouvaient coïncider entre eux.
Le « n’importe quoi » dicté par Chion n’était pas hasardeux car à la surface de L’Amour braque, effectivement, les « figures » (l’Idiot, le Prince, la Prostituée) se comportent comme des enfants dans un grand parc d’attractions – ils sont libres de tout dire et tout faire. C’est aussi une règle que se fixe Zulawski : bondir d’un genre à un autre, d’une tonalité comique au registre tragique, du sérieux à la déconne, du bouffon euphorique au drame cinglant. Comment pourtant réussir à faire tenir cet ensemble constitué de bribes disparates ?
La Femme publique lui-même accumulait un trop plein d’informations : « solidarité avec les travailleurs », le monde du cinéma, celui des photos de nu, les poursuites en bagnoles, quartiers populos et hôtels pour vedettes, HLM et Bastille… Le surplus d’images, parfois laissées en jachère, reflétait le point de vue subjectif d’une jeune femme qui ne comprenait pas mais emmagasinait tout ce qu’elle voyait. Ethel, l’actrice, la femme publique, ne différenciait aucune image ; elle absorbait sans trop savoir ; et le film, qui se positionnait à la hauteur de son personnage féminin, calquait sa mise en scène sur le regard ingénu d’Ethel.
L’Amour braque fonctionne de pareille façon : le point de vue subjectif est celui de Léon / L’Idiot. Sauf que Francis Huster n’est jamais au premier plan. Il gravite derrière le couple Mickey / Marie, il se laisse porter par les événements, il ne prend aucune décision, il regarde mais agit toujours sans l’avoir voulu. Parti-pris cinématographique très difficile : faire en sorte que le spectateur s’identifie au point de vue d’un personnage passif, limite inexistant. Car inversement à Ethel (qui avait conscience de pouvoir agir sur l’action car elle se savait détentrice d’un grand pouvoir : son corps), Léon, lui, ne fait rien. Il est une pièce rapportée (Mickey le choppe dans un train, hasardement, au début du film, et s’en amourache).
Il faut vraiment revoir L’Amour braque à plusieurs reprises pour que la construction zulawskienne saute aux yeux : Léon, bien qu’effacé de chaque plan, y figure dans tous. Il n’est parfois qu’une ombre, un dos, un figurant. C’est néanmoins en fonction de sa position dans le cadre que Zulawski assemble la complexité de sa mise en scène.
Film d’auteur qui se voulait également populaire, et qui accordait une confiance démesurée à un public qui se scindait alors en deux catégories injoignables (celui de Fort Saganne et celui de Je vous salue, Marie), L’Amour braque fut logiquement un terrible échec commercial. Au-delà du pacte de confiance que Zulawski accordait aux spectateurs (qui n’étaient pas vraiment prêts à une telle expérience, ils ne le sont toujours pas), le rejet global que reçut L’Amour braque pouvait s’expliquer par une forme de rancœur : Zulawski n’avait pas le droit de déniaiser la jeune Marceau (idole des ados, à cette époque), et Marceau, en pleine émancipation, se devait de correspondre, ad vitam aeternam, à la petite Vic de La Boum sinon, au pire, à un joli visage pour films césarisables (Fort Saganne, encore).
L’échec fut dur pour Andrzej car toute son ambition de metteur en scène se trouvait là. S’ensuivit quatre années de silence avant la possibilité de tourner Mes nuits sont plus belles que vos jours, un autre très grand film (avec Dutronc et Marceau), malheureusement lui aussi maudit (le public, parfois idiot, semblait ne pas tolérer l’association Marceau-Zulawski, alors que rarement l’osmose entre une actrice et son pygmalion se fit autant ressentir à l’écran).
L’Amour braque, en 2018, reste encore incompris, toujours un peu rejeté. Culte pour les zulawskiens acharnés (qui le connaissent par cœur), mais difficilement accessible pour les autres (du fait de son invisibilité, rien de plus). Pourtant, en tendant l’oreille, en s’immisçant dans le travail d’Andrzej, L’Amour braque, redisons-le, est digne de Persona et de La Horde Sauvage.
Ceux qui aiment L’Amour braque n’en reviendront jamais. Et de ce point de vue-ci, Andrzej Zulawski a bouleversé des vies. Comme Bergman, Godard et Duras…
© Jean Thooris
A relire sur Zulawski
Zulawski, sur le fil / Jérôme d’Estais
Andrzej Zulawski / Jean-Luc Douin
Ode au génie d’Andrzej Zulawski ! / Florence Taveau